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Quelques observations sur la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires.
dimanche 31 octobre 2004, par
Nous publions ci-dessous un article de Salem Chaker paru dans : Mélanges David Cohen (Etudes sur le langage, les langues, les dialectes, les littératures offertes par ses élèves, ses collègues, ses amis, présentés à l’occasion de son quatre-vingtième anniversaire), textes réunis et édités par Jérôme Lentin & Antoine Lonnet, Paris, Maisonneuve & Larose, 2003, p. 149-158.
Entre juin 1998 et mai 1999, la France a connu un débat politique passionnant autour du projet gouvernemental de ratification de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires. Ce fut une occasion, rare, où le linguiste a eu la possibilité de suivre "en direct" la gestion par les autorités politiques d’un dossier toujours très sensible en France. On a pu ainsi observer la démarche gouvernementale elle-même, les argumentations et explicitations juridiques et politiques, les prises de positions des différents courants politiques français dans ce qui a constitué un exercice pratique, en grandeur nature, de gestion politique des questions linguistiques dans un pays de vieille et forte tradition centralisatrice.
Outre son intérêt général au plan de la sociolinguistique, ce débat a concerné très directement les spécialistes des langues de l’Afrique du Nord puisque, pour la première fois, la question du statut des langues d’origine étrangère - dont le berbère et l’arabe maghrébin - a été explicitement posée et débattue. Pour la première fois, des documents officiels français ont proposé de considérer le berbère et l’arabe maghrébin comme « des langues de la France ».
Les observations et réflexions qui suivent voudraient être un hommage à celui à qui la dialectologie du Maghreb, les études arabes, mais aussi les études berbères, doivent tant. Hommage à quelqu’un pour qui les langues de l’Afrique du Nord n’ont pas été, ne sont pas seulement un objet d’érudition, mais aussi une réalité vivante, une réalité humaine en devenir, en avenir.
1. Un processus long et complexe
A la fin 1997, le gouvernement français a engagé le processus qui devait normalement mener à la ratification par la France de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires [1]. Processus long et complexe, que le gouvernement a abordé avec beaucoup de précautions. Avant d’engager la phase finale de signature par le gouvernement [2], puis de présentation d’un projet de loi de ratification par le Parlement [3] , le Premier ministre français s’est entouré de nombreux avis et expertises.
Un premier rapport [4] sur les langues régionales a été demandé à Nicole Pery, députée socialiste de Bayonne. Devenue entre temps Secrétaire d’état aux droits des femmes, c’est finalement Bernard Poignant, maire de Quimper qui a achevé et remis le rapport [5] demandé le 1er juillet 1998.
Une expertise juridique a ensuite été confiée à Guy Carcassonne, professeur de droit constitutionnel à l’Université de Paris-10 (Nanterre), quant à la compatibilité avec la Constitution française de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires. Le rapport [6] de G. Carcassonne a été remis le 8 septembre 1988 au Premier ministre.
Enfin, un expert linguiste, M. Bernard Cerquiglini, professeur à l’Université de Paris-7 et directeur de l’Institut National de la Langue Française (INALF, Nancy) s’est vu confier en décembre 1998 la tâche, on le verra délicate, d’établir la liste [7] des langues qui devraient être concernées par la Charte. Car, et ceci est un aspect essentiel du dossier, les Etats adhérant à la Charte sont tenus de fournir la liste nominative des langues auxquelles s’appliqueront les dispositions retenues de la Charte [8].
De plus, il était évident, dès l’origine, que sur un texte de cette importance et touchant à l’un des fondements de la Constitution et de l’identité de la France, il y aurait nécessairement saisine du Conseil constitutionnel, soit à l’initiative du Président de la république, soit à celle de l’un ou l’autre des groupes politiques du Parlement français. C’est finalement le Président Jacques Chirac qui a saisi le Conseil constitutionnel en mai 1999 (Cf. § 6). On rappellera à ce sujet qu’Alain Juppé, alors Premier ministre, avait déjà demandé un avis, indicatif, au Conseil d’Etat, qui avait conclu dans sa séance du 24 septembre 1996 à l’impossibilité de ratifier la Charte en l’état actuel de la Constitution française.
Dans toute la phase préparatoire d’expertises, l’analyse juridique très minutieuse menée par G. Carcassonne, puis le rapport de B. Cerquiglini sur "Les langues de la France", sont, à de nombreux points de vue, des document de première importance ; ils permettent d’une part de mettre en évidence la nature et les limites intrinsèques de la Charte et, d’autre part, ils explicitent, à un degré rarement atteint, la doctrine républicaine française en matière de langues. Ce sont donc des exercices pratiques qui méritent d’être lus attentivement par tous les défenseurs des "petites langues", par tous ceux qui s’intéressent au droit des langues et des cultures et, plus largement par tout linguistique et sociolinguiste.
2. Une charte "à la carte", adaptable à des situations diverses
En premier lieu, il ressort que la Charte elle-même est un document "mou", à géométrie fortement variable, un compromis tenant compte d’une grande diversité de situations linguistiques objectives et de contextes juridiques européens. La Charte est quasiment à la "carte" et permet à chaque Etat une sélection spécifique des articles : il suffit d’adopter 35 articles sur les 94 que compte la Charte pour pouvoir y adhérer. Même si les articles sont hiérarchisés et si un certain nombre d’entre eux sont obligatoires, il n’empêche que la marge offerte aux Etats est exceptionnellement large et permet à chacun de "faire son choix dans la carte" et de se constituer ainsi une Charte "sur mesure". Le document est donc peu contraignant et n’impose que des engagements faibles aux Etats signataires.
Et c’est bien là ce qui a permis à G. Carcassonne, contrairement à l’avis du Conseil d’Etat qui en avait sans doute fait une lecture plus globale, de conclure à la compatibilité de la Charte avec la Constitution française, malgré les verrous très forts que comporte celle-ci : statut de langue officielle du français (art. 2 § 1), unité et indivisibilité de la République et principe d’égalité des citoyens (art. 1). La marge de liberté laissée aux Etats est telle qu’il est possible d’atteindre le seuil minimum d’articles requis tout en évitant ceux qui sont nettement en contradiction avec la Constitution française ou même ceux pour lesquels on peut avoir un doute et donc craindre la censure du Conseil constitutionnel.
Au plan de l’évaluation globale et à l’échelle européenne, on peut en conclure que cette Charte ne constitue certainement pas une révolution, ni même un progrès décisif pour ce qui est du droit des langues : dans de nombreux Etats européens, les langues minoritaires bénéficient déjà de statuts bien plus favorables que ce que prévoient les dispositions de la Charte. C’est notamment le cas du catalan et du basque en Espagne, de l’allemand du Haut-Adige en Italie, du frison aux Pays-Bas, du gallois et du gaélique au Royaume Uni, etc.
3. Protéger des patrimoines linguistiques et non reconnaître des droits linguistiques
L’analyse juridique détaillée, article par article, menée par G. Carcassonne, malgré son caractère très technique et souvent fastidieux, est réellement passionnante pour le sociolinguiste parce qu’elle développe une lecture spécifiquement française de la Charte européenne. On peut en résumer les grandes lignes comme suit :
– La Charte propose fondamentalement de contribuer à la sauvegarde des patrimoines linguistiques européens menacés et, à un tel objectif, l’Etat français peut tout à fait s’associer ;
– Il s’agit de protéger des patrimoines linguistiques et est exclue toute reconnaissance de droits de minorités ou de communautés linguistiques, territoriales ou non territoriales, ou même de droits linguistiques des individus.
– C’est l’Etat qui s’engage et est le seul responsable de cette action de sauvegarde d’un élément indivis du patrimoine culturel national.
En clair [9], le breton ou le basque n’est pas "la propriété" des Bretons ou des Basques (ou de la Bretagne ou du Pays Basque), qui n’ont aucun droit particulier vis-à-vis de ces langues, mais c’est le patrimoine commun de la Nation française, à la sauvegarde duquel l’Etat français décide souverainement de contribuer. Ce n’est que par délégation de pouvoir éventuelle que des instances régionales ou locales pourraient être chargées du suivi sur le terrain.
Cette interprétation, parfaitement conforme à la Constitution française, s’inscrit dans la droite ligne de toute la tradition républicaine depuis la Révolution de 1789. On comprend alors pourquoi de nombreux militants et mouvements de défense des langues régionales de France considèrent que tout progrès réel dans ce domaine suppose un changement constitutionnel et en particulier la modification ou l’abrogation de l’article 2 (§ 1).
Incidemment, le berbérisant relèvera une convergence assez frappante entre la doctrine de l’Etat français et celle de l’Etat algérien en la matière. Face à la revendication berbère de Kabylie, après une très longue période (de près de 30 ans) de négation et d’hostilité absolues - l’éradication du berbère étant même posée comme un objectif quasi officiel -, l’Etat algérien développe maintenant [10] un discours de "gestionnaire du patrimoine culturel national", selon lequel la langue et la culture berbères ne sont pas la propriété d’une région particulière, mais celle de toute la Nation algérienne ; il revient alors à l’Etat central, et non aux berbérophones, de décider de la place à accorder à ce patrimoine... - c’est-à-dire aucune ou le confinement au folklore et au musée. A ce point de vue, l’Algérie est bien l’héritière particulièrement zélée de la tradition centralisatrice française.
4. L’ouverture sur les langues d’origine étrangère : un tournant remarquable
Si, sur le plan de l’analyse juridique et politique, les rapports des experts du Gouvernement sont surtout l’application intelligente et bienveillante d’une doctrine solidement ancrée en France, le berbérisant ne peut évidemment manquer de souligner l’aspect sans doute le plus original de ces expertises : une approche tout à fait nouvelle par rapport aux langues d’origine étrangère.
Contrairement à la position traditionnellement dominante en France, à Gauche comme à Droite de l’échiquier politique, G. Carcassonne, puis B. Cerquiglini, ont considéré dans leurs rapports que l’adhésion de la France à la Charte devait se faire en prenant en considération certaines langues d’origine étrangère issues de l’immigration (des langues "non-territoriales"). G. Carcassonne, qui évoque avec insistance le cas du berbère [11] (« la langue de Zineddine Zidane »), propose une série de critères précis qui paraissent légitimes, mesurés et, sous réserve du cas délicat de l’arabe (Cf. § 5), assez faciles à mettre en oeuvre :
– L’importance démographique et la stabilité de la population : il faut qu’il y ait un nombre significatif de citoyens français locuteurs d’une langue pour que celle-ci soit prise en compte. Conformément aux dispositions de la Charte, il appartient au Gouvernement de fixer le seuil de la prise en considération, mais à l’évidence, le berbère, notamment sa variété kabyle, fait partie des langues solidement implantées en France qui devraient être incluses dans la liste des langues de France.
– L’absence de statut officiel dans un Etat étranger ; en effet, la Charte a pour objectif premier de protéger des langues menacées : les langues d’Etats étrangers, comme l’arabe, le portugais, l’espagnol, le polonais ou le vietnamien... ne font manifestement pas partie de cette catégorie et aucun risque de disparition ne pèse sur elles. Même si elles sont bien représentées en France, l’Etat français n’a donc pas de devoir ou de responsabilité de protection à leur égard et ces langues entrent clairement dans la catégorie des langues étrangères et sont du reste déjà enseignées à ce titre par l’Education nationale française.
On verra plus loin (§ 5) que le cas de l’arabe pose un problème délicat puisqu’il a expressément été exclu par G. Carcassonne, alors que B. Cerquiglini, dans la liste des langues de la France qu’il a établie à la demande du Gouvernement, intègre, à côté des langues régionales, le berbère, l’arabe dialectal (maghrébin), le yiddish, le rromani et l’arménien occidental.
Au niveau purement juridique, la démarche et l’argumentation paraissent solides. Car, à partir du moment la Constitution française exclut absolument la reconnaissance de droits de communautés linguistiques ou culturelles particulières, on voit mal sur quelles bases on pourrait distinguer le cas du breton de celui du kabyle (parlé par plusieurs centaines de milliers de citoyens français [12] et qui n’est la langue officielle d’aucun Etat étranger). La seule distinction possible serait bien sûr de nature historique, mais c’est là une catégorie mal fondée en droit, et qui serait très certainement anticonstitutionnelle puisque discriminatoire : un français de langue kabyle n’est pas moins français qu’un français bretonnant ! Les citoyens français de langue berbère pourraient donc légitimement se tourner vers les juridictions françaises et/ou européenne pour demander, avec de solides arguments, que leur langue bénéficie des dispositions de la Charte, si celle-ci venait à être ratifiée par la France.
Au-delà des arguments de droit, on ne peut que se réjouir de cette approche nouvelle, quelles que soient les suites. Car, c’est en soi un progrès que de reconnaître les réalités socioculturelles d’un pays : certaines langues de populations d’origine étrangères, comme le berbère, sont parlées en France par un grand nombre de locuteurs ; elles sont implantées en France depuis longtemps (Les Kabyles ont commencé à arriver France dès le début du XXe siècle) ; ces kabylophones sont largement intégrés, aux plans juridique (la grande majorité d’entre eux est de nationalité française, souvent depuis plusieurs générations), social et culturel [13]. Le berbère est donc, objectivement et durablement une langue de France.
5. L’arabe : un cas difficile
Dans son expertise, le juriste Guy Carcassonne a explicitement considéré l’arabe - la langue d’origine étrangère la plus parlée en France - comme faisant partie des langues ayant statut de langue officielle dans un (ou plusieurs) Etat(s) étrangers, et donc extérieures au champ d’application de la Charte. C’est évidemment une position qui n’est fondée que si l’on pose qu’il n’y a qu’un seul arabe et que l’arabe maghrébin (dit "dialectal") n’est qu’une variante de l’arabe, langue unique... C’est, comme l’on sait, la position officielle des Etats arabes, de la Ligue arabe et de l’idéologie nationaliste arabe. Mais pour l’observateur scientifique, linguiste ou sociolinguiste, c’est là une thèse qui est loin d’être évidente. Au plan purement linguistique, les deux systèmes ("classique"/"dialectal") sont nettement distincts et le dialectal ne peut en aucune manière être analysé comme la réalisation locale (géo-lecte) ou sociale (socio-lecte) du classique : ce sont bien deux langues, avec des systèmes spécifiques, aux plans phonologique, grammatical et lexical, même s’il y a entre elles une relation de parenté étroite et des contacts permanents. Au niveau sociolinguistique, il est clair qu’un arabophone n’ayant pas appris le "classique" dans un cadre scolaire - ce qui est et sera de plus en plus le cas de l’immense majorité des arabophones de France - ne peut pas comprendre l’arabe classique ni communiquer avec un locuteur du classique. Les choses sont encore plus nettes si l’on se situe au niveau des productions culturelles (chanson, théâtre etc.) : il y a bien un espace culturel de langue arabe maghrébine, totalement inaccessible à partir de l’arabe classique.
Le dilemme est donc redoutable : au plan sociologique et culturel, il serait juste, parce que conforme à la réalité, de reconnaître l’arabe maghrébin comme langue de la France. Mais cela signifierait que la France décide de légiférer en matière de langue arabe en reconnaissant l’arabe dialectal comme distinct de l’arabe classique ! Ce qui, évidemment ne serait pas sans soulever de très sérieux problèmes diplomatiques avec les pays arabes et, sans doute aussi, de sérieuses résistances de la part de la profession des arabisants de France, plutôt hostiles au dialectal et bien souvent acquis aux thèses linguistiques du nationalisme arabe.
C’est sans doute cette difficulté qui explique l’hésitation et la divergence remarquable entre G. Carcassonne et B. Cerquiglini, qui lui, n’a pas hésité à inclure l’arabe dialectal maghrébin parmi la liste des langues de la France. En tant que linguiste, B. Cerquiglini a sans doute été plus sensible aux réalités linguistiques et sociolinguistiques qu’aux contraintes et considérations juridiques et géo-politiques. Il n’est pas impossible non plus que des considérations de politique intérieure française puissent expliquer cette différence d’appréciation : du point de vue de la "bonne gouvernance" et du respect des équilibres entre les composantes de la société française, il paraît difficile que l’Etat français reconnaisse le berbère sans prendre en compte également l’arabe car cela aurait un effet d’exclusion et de stigmatisation des populations arabophones particulièrement dangereux. On notera cependant que B. Cerquiglini, tout en intégrant l’arabe dialectal dans la liste des langues de la France, reste prudent quant au traitement concret qu’il conviendrait de lui appliquer dans le cadre de la ratification de la Charte européenne, en particulier en matière d’enseignement :
« L’enseignement d’autre part est parfois conduit à opérer des disjonctions. Ainsi, de même que l’alsacien a pour forme écrite (et scolaire) l’allemand standard, on peut être amené à penser que l’arabe dialectal parlé en France a pour correspondant l’arabe écrit commun [...], qui n’est la langue maternelle de personne. »
6. Fragilité et grandeur d’une démarche : une issue prévisible
Comme l’on sait, le Conseil constitutionnel, saisi le 20 mai 1999 par le Président de la république, a rendu son verdict le 15 juin 1999 : dans sa décision n° 99-112 DC, il a estimé que la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires est contraire à la Constitution française [14].
A l’inverse de la démarche analytique développée par Guy Carcassonne, le Conseil constitutionnel a fait une lecture plus globale et a jugé sur le préambule, l’esprit, la finalité générale et les implications de la Charte : celle-ci est censurée parce qu’elle tend à reconnaître des droits linguistiques et s’engage par là même dans une logique, ou au moins une potentialité, de reconnaissance de communautés linguistiques, entrant ainsi en contradiction avec les principes d’égalité des citoyens, d’unicité du peuple français et d’indivisibilité de la République.
Cette conclusion, à vrai dire, n’est guère surprenante. La mission qui avait été confiée au juriste Guy Carcassonne, puis au linguiste Bernard Cerquiglini, était sans doute une mission impossible. Les experts du Gouvernement ont tenté de résoudre la quadrature du cercle : proposer une lecture et une approche de la Charte qui la rende compatible avec la Constitution française. L’un comme l’autre ont notamment développé avec insistance la thèse selon laquelle il ne s’agissait pas, en adhérant à la Charte, de reconnaître des droits linguistiques à des individus particuliers ou à des communautés, territoriales ou non territoriales, mais uniquement, pour l’Etat français, de prendre en charge les patrimoines linguistiques de la France. Sur cette ligne, ils ont été jusqu’à affirmer qu’une langue n’est la propriété de personne, ni d’une région déterminée, ni d’une communauté, et « qu’elle n’existe que dans le cerveau de ceux qui la parlent ». Thèse évidemment assez surréaliste pour le linguiste : tout étudiant de linguistique, dès sa première année d’étude, sait qu’une langue - vivante - est d’abord une réalité sociale, un moyen de communication et le principal vecteur du lien social. Et donc que toute langue n’existe qu’en tant qu’elle est celle d’une communauté déterminée. Les cas qui n’entrent pas dans cette définition s’appellent très précisément des langues mortes qui, elles, effectivement, peuvent n’exister que dans le cerveau de quelques individus et dans les rayons des bibliothèques. Cette donnée d’évidence n’a pas pu échapper aux experts du Gouvernement, en tout cas pas au linguiste. Leur approche "patrimonialiste" apparaît alors comme le seul artifice disponible pour tenter d’établir la compatibilité la Charte européenne avec la Constitution française. Le moyen s’est révélé illusoire : le Conseil constitutionnel ne s’y est pas trompé car son avis signifie qu’il a bien perçu que reconnaître le droit à l’existence d’une langue, c’est reconnaître ipso facto les droits de la communauté qui la parle. D’où la censure logique dans le cadre de la Constitution actuelle. Les "Sages" du Palais Royal sont aussi de bons linguistes.
Mais ce qui frappe le plus l’observateur dans cette approche "républicaine" française [15], c’est son déphasage par rapport aux réalités linguistiques contemporaines du pays : on ne peut sérieusement penser que la place et la prééminence du français en France puissent être remises en cause par une véritable reconnaissance des langues et cultures régionales. L’intégration nationale (et linguistique) française est un phénomène ancien, irréversible, et les langues de France ne sont plus, depuis longtemps, un danger pour la langue française, bien au contraire. En la matière, la tradition républicaine française semble maintenir une posture d’un autre âge et mène un combat d’arrière-garde contre des moulins à vents.
7. Entre une très improbable révision de la Constitution et une gestion pragmatique du dossier
La Charte étant contraire à la Constitution, la France ne peut donc la ratifier, sauf à engager une révision constitutionnelle qui rendrait les deux textes compatibles. Mais cette voie pour lever la contradiction parait, pour l’instant du moins, hautement improbable, autant pour des raisons politiques que juridiques.
D’une part, comme l’on sait, le Président de la république, qui est l’une des autorités ayant le pouvoir d’engager le processus de révision constitutionnelle, a rejeté la demande qui lui en a été faite par le Premier ministre, L. Jospin. En principe, la procédure de révision peut également être engagée à l’initiative des parlementaires et une initiative en ce sens a bien été prise par un groupe de députés socialistes. Mais les chances de succès d’une telle démarche paraissent des plus minces ; en tout état de cause, la majorité des trois cinquièmes du Parlement réuni en congrès (art. 89 de la Constitution) nécessaire pour toute révision de la Constitution semble a priori difficile à obtenir sur un sujet, qui divise la Droite comme la Gauche [16]. De plus, le risque politique paraît considérable sur une question qui n’est pas perçue comme essentielle par l’ensemble de la classe politique française. On peut donc sérieusement douter que l’on s’engage, à court terme, sur cette voie de la révision.
Mais la difficulté est également d’ordre juridique : les bases de la censure du Conseil constitutionnel sont tellement générales, elles touchent tellement aux fondements mêmes de la Constitution que la révision paraît techniquement difficile ; c’est probablement l’esprit même de la Constitution qui devrait être sérieusement modifié, et pas seulement l’alinéa 1 de l’article 2 énonçant que « La langue de la République est le français ». Un simple toilettage ne suffira probablement pas.
Pourtant, si la révision constitutionnelle paraît dans l’immédiat problématique, on voit mal comment la France pourra durablement éviter une remise en cause, à tout le moins une reformulation assez profonde, de certains de ses principes fondateurs.
D’abord parce que la France fait de plus en plus figure d’exception dans l’ensemble européen : la fermeture constitutionnelle française ne pourra certainement pas résister bien longtemps, alors que, pour ne prendre qu’un exemple tout proche, la loi linguistique catalane [17] énonce que le catalan est la langue propre de la Catalogne et jouit du statut de co-officialité avec le castillan. Tous les états de l’Union européenne qui ont des minorités linguistiques sur leur territoire reconnaissentclairementlesdroitslinguistiquesde ces communautés.
Ensuite, parce que cette fermeture paraît de plus en plus anachronique et même incohérente alors que des abandons de souveraineté tout à fait considérables ont déjà été acceptés par la France dans le cadre de l’Union européenne, au plan économique, monétaire et social, et bientôt à ceux de la défense, voire de la politique étrangère. Le récent abandon du service militaire obligatoire pour tous au profit de l’armée de métier est aussi un indice clair de l’inexorable effritement des valeurs fondatrices de l’Etat-Nation français. La crispation sur la question de la langue apparaît donc comme une résistance d’arrière-garde sur une question dont l’enjeu est désormais relativement mineur.
Mais pour l’heure, à côté de la très improbable voie de la révision constitutionnelle, le Gouvernement français dispose d’autres moyens, législatifs ou réglementaires, qui peuvent permettre une amélioration significative et rapide de la situation des langues régionales ou minoritaires. En particulier dans le secteur de l’Education et de la Culture ; une extension et une consolidation des dispositions de la loi Deixonne [18], l’encouragement de l’enseignement bilingue, de l’édition dans les langues régionales ou minoritaires, une politique vigoureuse en matière de formation d’enseignants, de création de postes d’enseignants (et donc la généralisation des concours de recrutement de l’Education nationale du type CAPES), sont des mesures qui peuvent être rapidement adoptées et mises en place. Concrètement, la décision du Conseil constitutionnel n’empêche pas d’aller de l’avant, si la volonté politique existe. D’ailleurs, le Conseil constitutionnel lui-même a estimé qu’aucun des 39 engagements souscrits par la France dans la partie III de la Charte n’est contraire à la Constitution [19]. Et de nombreux courants politiques, à Droite comme à Gauche [20], se sont prononcés pour la mise en œuvre concrète des mesures retenues dans le cadre de la signature de la Charte. Le contenu pratique de ces engagements peut donc être appliqué, indépendamment de la ratification de la Charte.
Pour conclure ces réflexions sur un dossier qui connaîtra certainement des développements importants dans les mois et années à venir, le berbérisant soulignera encore une fois l’aspect sans doute le plus original du débat autour de la Charte : l’approche tout à fait nouvelle de la question des langues d’origine étrangère.
La Charte européenne des langues régionales ou minoritaires ne sera sans doute pas ratifiée par la France dans un proche avenir, mais le débat autour de la Charte aura eu le grand mérite d’ouvrir pour la première fois la discussion sur le statut des langues d’origine étrangère et d’avoir bousculé, sur la base du raisonnement juridique et de la réalité sociolinguistique, la classique opposition entre "langue territoriales" (= langues régionales) et "langues non-territoriales" (= langues d’origine étrangère). Et ce serait effectivement un progrès réel, au plan du droit comme au plan des valeurs, que de ne plus opposer, par essence, "langues territoriales" et "langues non-territoriales" : dans les deux cas il s’agit bien de "langues de la France", et il conviendrait de ne pas oublier ces langues venues d’ailleurs, mais qui sont là pour longtemps, si ce n’est pour toujours.
Salem CHAKER
Professeur de berbère,
Inalco, 2 rue de Lille,
75007 Paris.
E-mail : salem.chaker@inalco.fr
[1] Charte du Conseil de l’Europe, adoptée à Strasbourg le 2/10/1992 et soumise à la signature et à la ratification des Etats membres. Le texte intégral, ainsi que de nombreux autres documents et rapports relatifs à la Charte, peuvent être consultés sur le site Internet de la Délégation Générale à la Langue Française (http://dglf.culture.fr).
[2] Signature qui est intervenue le 7 mai 1999 à l’occasion du 50e anniversaire de la création du Conseil de l’Europe.
[3] S’agissant d’une convention internationale, seul le vote du Parlement peut lui donner force de loi (art. 53 de la Constitution).
[4] Par une lettre du 29 octobre 1997, Lionel Jospin confiait à Nicole Péry la mission de : « dresser un état des lieux sur la situation de l’enseignement des langues régionales de France et de formuler des propositions permettant d’assurer le développement harmonieux et concerté de l’enseignement de ces langues... ».
[5] "Langues et cultures régionales", Rapport à Monsieur Lionel Jospin, Premier, Ministre, La Documentation française (Coll. Rapports officiels), 94 p. Accessible sur le site de La Documentation française (http://www.admifrance.gouv.fr).
[6] Etude sur la compatibilité entre la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires et la Constitution, Rapport au Premier Ministre, La Documentation française, octobre 1998, 130 p. Accessible sur le site de La Documentation française (http:// www.admifrance.gouv.fr).
[7] Voir son rapport sur "Les langues de la France", La Documentation française, avril 1999. Accessible sur le site Internet de la Délégation Générale à la Langue Française (http://dglf.culture.fr).
[8] Et même, plus précisément encore, d’indiquer, pour chacune des langues retenues, la liste des dispositions que l’Etat ratifiant entend appliquer.
[9] Cette thèse est tout à fait explicite dans les rapports de G. Carcassonne et B. Cerquiglini.
[10] Surtout depuis 1995, avec la création du Haut Commissariat à l’Amazighité, instance rattachée à la présidence de la république (Décret du 28 mai 1995).
[11] § 176 : « Ce dernier [le berbère] est, conjointement avec le français, la langue maternelle héritée de centaines de milliers d’entre nous, mais n’est langue officielle nulle part, pas même au Maroc, tandis qu’il est combattu dans la région géographique d’Algérie où il est majoritaire [...]. Il va de soi qu’il y aurait quelque chose d’inexplicable à ce que la France, au moment où elle consacrerait comme faisant partie de son patrimoine linguistique, les langues parentales de Stéphane Guivarc’h, de Bixente Lizarazu ou de Lilian Thuram, refuse de faire de même pour celle de Zineddine Zidane. »
[12] Il est évident qu’il y a plus de citoyens français kabylophones que de bretonophones !
[13] La même chose peut évidemment être dite, mutatis mutandis, des arménophones, des arabophones, yiddishophones etc.
[14] Le texte intégral de la décision est accessible sur le serveur Internet (http:// www.admifrance.gouv.fr).
[15] Et ce, même dans sa version revisitée, ouverte et bienveillante aux langues régionales ou minoritaires, telle que développée par les rapporteurs du Gouvernement.
[16] Voici, de manière très globalisante, les positions (connues) des différents partis politiques français sur la ratification de la Charte européenne : A Droite, le RPR y est hostile, l’UDF favorable et Démocratie Libérale très favorable. A Gauche, les socialistes y sont favorables, les Communistes majoritairement favorables, les Verts très favorables, alors que le Mouvements Des Citoyens de J.-P. Chevènement y est très hostile.
[17] Loi de politique linguistique de la Catalogne 1/1998, du 7 janvier 1998, art 2/1 : « El català és la llengua pròpria de Catalunya y la singularitza com a poble. ».
[18] Loi 51-46 du 11/01/1951 qui régit l’enseignement des langues régionales de France.
[19] Ce qui confirme que c’est bien l’esprit et les objectifs généraux de la Charte qui ont été censurés par le Conseil constitutionnel.
[20] Il est à remarquer que même des courants politiques hostiles à la Charte européenne (MDC, RPR) se sont déclarés favorables à des mesures pratiques de promotion des langues régionales.