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Youcef Abdjaoui ou la chanson kabyle chevillée au cœur
un ouvrage de Mhenna Mahfoufi
jeudi 1er décembre 2022, par
L’ouvrage Youcef Abdjaoui ou la chanson kabyle chevillée au cœur (auto-édition, 2022) de Mhenna Mahfoufi est le résultat d’une recherche effectuée après le décès du chanteur Mohand-Arezki Aliouche Alias Youcef Abdjoui, né en 1932 à Aït Alouane en basse Kabylie et décédé en 1996 dans un hôpital parisien.
L’ouvrage est composé de sept chapitres dans lesquels Mahfoufi retrace le parcours du chanteur en s’appuyant sur un entretien qu’il a réalisé avec lui avant son décès ainsi que sur sa connaissance approfondie du contexte historico-culturel dans lequel a baigné la chanson kabyle, notamment celle de l’immigration. A ce propos, l’introduction de l’ouvrage est une mise en contexte opportune qui retrace la naissance de la chanson kabyle moderne dans les milieux citadins (et dans l’immigration), dont les premières apparitions dateraient des années 1920.
L’ouvrage est riche d’informations sur la vie de Youcef Abdjaoui. Auteur de 13 albums, ce dernier fait ses premiers pas à Béjaïa (Bgayet), à l’âge de 17 ans lorsqu’il intègre en 1949 l’orchestre de Sadek Abdjaoui qui lui a d’ailleurs attribué ce nom d’artiste car Youcef ne voulait surtout pas utiliser son vrai nom, par peur de représailles de sa famille. Il se rend ensuite à Alger où il est engagé en 1956 comme musicien dans l’orchestre de Radio Alger. C’est d’ailleurs par ce biais qu’il effectue son premier court séjour à Paris en 1959 pour participer à des enregistrements dans le cadre des ELAB (émissions en langue arabe et berbère). Plus tard, il s’y installe durablement et y chante, à l’image d’autres chanteurs de l’immigration (Slimane Azem, Salah Sadaoui, etc), dans des cafés parisiens (voir les photos infra). Il y intègre le FLN et milite dans le cadre de la Fédération de France. Mahfoufi note à ce propos la verve nationaliste de ses chansons datant de cette époque-là.
Youcef Abdjaoui a fait de la chanson son « journal intime », dans lequel il a remis en cause les tabous de la société. Il y a consigné les infortunes de l’exil, l’amour et les affres de la séparation, les pièges de la vie urbaine, etc. S’il a chanté son patriotisme dans quelques-unes de ses chansons, il a également exprimé sa déception dans l’Algérie post-indépendante, comme dans son album en hommage à Matoub Lounes, où il critique en filigrane le pouvoir. Abdjaoui a aussi chanté dans le registre religieux plus par « tradition », par « culture » (p. 38).
En plus d’être le témoin de son temps, Youcef Abdjaoui était connu comme un fin musicien, maîtrisant parfaitement son jeu de luth, et la vocalise. Il était doté d’une culture musicale solide, enrichie notamment au contact d’autres musiciens (citadins et arabophones). Il composait dans un style musical composite, tant au niveau rythmique que mélodique. Certaines chansons de Youcef Abdjaoui, 22 au total, à l’instar de Lkas n ccrab (le verre de vin), sont célèbres pour leurs structures en prélude (istikhbar) suivi de strophes rythmiques.
Une partie de l’ouvrage est dédiée à la transcription et à la traduction littérale des chansons de Youcef Abdjaoui. Ce riche corpus est composé de 121 textes, dont 91 figuraient dans le manuscrit tenu par le chanteur lui-même- il fut l’un des rares chanteurs kabyles de l’époque à fixer ses textes-, avec pour certains la mention du registre musical dans lequel ils étaient chantés, 30 autres retranscrits à partir des versions audios publiées. Auteur-compositeur, Youcef Abdjaoui a écrit et composé pour Bahia Farah, Farida, Djamila, etc., mais il a également chanté une quinzaine de textes écrits par Kamal Hamadi.
L’ouvrage de Mahfoufi est utile à plus d’un titre. En plus d’être une monographie complète sur un auteur-compositeur non documenté jusqu’ici, il abonde d’informations, d’anecdotes (on apprend par exemple que Cheikh El Hesnaoui s’est essayé au théâtre) et de photographies inédites. Ce livre constitue une excellente mise en contexte de la chanson kabyle de manière générale et révèle une connaissance approfondie et une parfaite maîtrise de son sujet de l’auteur. Le corpus transcrit et traduit peut servir à de futures études et recherches textuelles. On ne peut que s’incliner devant tant d’efforts fournis par Mhenna Mahfoufi dont la retraite est en ne peut plus studieuse.
Amar Améziane

