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Taougrat : la voix de la résistance amazighe au Moyen-Atlas

vendredi 14 mai 2021, par Masin

Nous avons appris que le Ministère de l’Education nationale Mmarocain a procédé au changement du nom du lycée de Tighssaline qui portait le nom de Taougrat, une poétesse amazighe légendaire. Il l’a remplacé par Guerguerat, le nom d’un territoire situé sur la frontière avec la Mauritanie. Tijani Saadani, originaire de Khénifra, revient sur cette affaire.


En réaction aux informations selon lesquelles le Ministère de l’Education nationale marocain s’apprête à changer le nom du lycée de Tighssaline (Centre) qui porte le nom de Taougrat, Houssa Yaakoubi (auteur et chercheur amazigh) a publié ce commentaire : « Un double déni : une poétesse aveugle et une résistante légendaire ! Comme quoi le "génie communal" de ceux qui ignorent le patrimoine local brille par une ignorance impardonnable. La cécité culturelle des responsables de cette volte-face est autrement plus profonde que celle, naturelle, de Taougrat Oult Aisa. Que sa vision lumineuse éclaire les consciences ! »

Aveugle mais lucide, sage mais audacieuse, Taougrat Oult Aissa est l’une des poétesses qui ont marqué leur époque. Il s’agit de l’époque coloniale caractérisée par les privations, les angoisses, les abus et les atrocités. Taougrat, à l’image de la majorité des habitants des montagnes, était rebelle, irréductible, prête à tout sacrifier sur l’autel de la liberté. Les populations montagnardes, les Ayt Soukhmane, les Ichqirn et bien d’autres tribus du Moyen et du Grand Atlas, aguerries par les aléas de l’histoire et les rudesses du climat et de la géographie, ne comptaient pas déposer les armes quoiqu’il fût l’issue des combats.

Lorsque les colons français s’avançaient pour la conquête des territoires de ses populations amazighes hostiles à toute présence étrangère, la mobilisation était à son comble. Le poète est le vecteur de la résistance qui porte haut et fort la voix des siens. C’est dans ce contexte que Taougrat a évolué. Sa voix retentit dans tous les coins de son pays et même au-delà. Son verbe résonne dans l’âme de chaque membre de sa communauté et produit des effets sur les cœurs et les esprits. La poésie avait une fonction vitale : mobiliser les combattants, inciter les récalcitrants et ridiculiser les lâches.

Taougrat n’a pas seulement nargué les siens mais déconcerté et mis en déroute les colons malgré leur puissance militaire et leurs stratégies machiavéliques. Elle a contribué largement à attiser la ferveur des combattants et à les inciter à redoubler d’effort pour contrecarrer l’avancée de la machine coloniale.

Si une partie des poèmes de Taougrat nous est parvenue dans toute leur fulgurance, c’est grâce à François Reyniers qui a consacré un livre à cette poétesse dont le souvenir ne fait que s’amplifier. Il s’agit de Taougrat ou les Berbères racontés par eux-mêmes. Grâce à cet auteur et d’autres passionnés de l’histoire locale, de patrimoine ou de poésie, le legs de Taougrat est livré à la postérité et sauvé en partie de l’oubli.
La poésie est animée par un souffle épique qui rappelle les grandeurs d’âme de ceux qui ont combattu pour leur pays. Elle se distingue par sa véhémence et sa charge satirique qui visait ceux qui craignaient l’adversité et ne méprisaient pas la mort.

Sigg a Tuda ɣer-d i Yizza d Itto
Tiwetmin a mi iga lḥal ad assinn Tilifin
Imaziɣen waxxa ggudin ammi ur kkin

Dans ces vers dépréciatifs, Taougrat exprime un mépris profond à l’encontre des hommes qui, malgré leur nombre, n’existent pas aux yeux de la poétesse. En appelant les femmes à partir au combat, elle s’attaque aux hommes qui manquent de courage et rechignent à porter les armes pour affronter l’ennemi.

Taougrat mettait l’accent sur les valeurs de sacrifice, de négation de soi et de solidarité pour repousser l’offensive destructrice. Elle choisit la voie des ancêtres qui ont protégé avec bravoure la patrie des envahisseurs.

Tamazirt nnex d udjan iɣelyasen s uburz
Ur asen telli i wi d itẓllan xef iblis
Mec i-nɣan s wass ggiḍ ad ten teẓẓeɛ tawikt-inu

A l’image des héroïnes tragiques de l’Antiquité, elle préférait la mort à l’humiliation, la misère à la soumission. Sa grandeur d’âme, son amour-propre l’empêchaient de pactiser avec l’envahisseur et d’accepter son autorité. Le combat pour la dignité est un devoir sacré :

Ad tcex, ur tcix assex tadist-inu
Tcex iderran n tasaft wala ddelt uṛumy

La prise d’Aghbalou n Ait Soukhman en 1926 a constitué un tournant qui porte les prémisses de l’issue des combats. Malgré cette débâcle, Taougrat continue à harceler les siens pour redoubler d’effort et éviter la défaite :

Ddan-d Irumin swan g Uɣbalu n Tasaft
Ur ggwiden qqen iysan aha ẓẓun tiggas

Par son implication et son engagement dans la résistance, elle devient un symbole national, une référence incontournable lorsqu’on évoque le combat de la libération et de l’émancipation des nations. Cette femme poétesse qui s’est imposé par sa voix orale pendant une époque où seule la voix des armes se fait entendre mérite une effigie sur les places publiques dans les petites et les grandes villes de son pays pour que son souvenir et ses enseignements continuent à inspirer les générations.

Tijani Saadani.