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Les Imuhagh de l’Ahaggar
à travers les photographies d’un instituteur colonial
mardi 15 février 2022, par
Comment habiter le désert ? Voici le fil rouge du dernier ouvrage de l’anthropologue Hélène Claudot-Hawad. Il est intitulé "HABITER LE DESERT. Les Touareg de l’Ahaggar, photographiés par Marceau Gast (1951-1965)". Le livre est paru aux éditions Non lieu (Paris) en 2021. Il explore et analyse les archives visuelles constituées au milieu du XXe siècle par un instituteur colonial français, Marceau Gast, qui sera recruté dix ans plus tard comme ethnologue au CNRS.
« La vie dans le désert ne se laisse percevoir que par celui qui prend le temps de s’y arrêter et d’y séjourner longuement ». C’est le cas de Marceau Gast , instituteur chez les Imuhagh dans le massif de l’Ahaggar, qui a partagé l’existence des nomades durant trois années scolaires, de 1951 à 1954, changeant de groupement à chaque rentrée. Lors de cette immersion dans le monde touareg, l’instituteur vivra une expérience qu’il décrira à la fois comme enrichissante et brutale ». Sa présence imposée par les autorités coloniales le place en position délicate par rapport à ses hôtes avec lesquels les rapports ne paraissent pas si simples (p. 17 et sv). A partir d’un lot d’environ 900 images réalisées à cette période avec quelques photos supplémentaires des années 1960, Hélène Claudot-Hawad en retient environ un tiers, soit 323 photos pour la publication. Ce corpus répond à un choix thématique particulier : que signifie le fait d’habiter un territoire aride aux ressources rares et dispersées ? Quels savoirs, quelles techniques, quelles stratégies sont mises en œuvre pour s’abriter, se protéger, se nourrir, s’orienter, s’organiser, survivre ?
L’ouvrage comprend deux parties. La première analyse le contexte social et politique de cette période des années 1950 dans l’Ahaggar, et la manière dont se font les premiers contacts de l’instituteur avec les Touareg. La deuxième partie présente les photographies sélectionnées et organisées en 8 cahiers thématiques.
Un contexte politique particulier
L’auteure décrit le contexte de l’arrivée de l’instituteur dans l’Ahaggar et la vie sous l’autorité de l’amenukal, étroitement contrôlé en réalité par l’administration coloniale. Le chef touareg s’est replié sur lui même et s’en remet alors à « un islam décliné selon une version juridique qu’il ne maîtrisait pas vraiment ». Selon Marceau Gast, l’amenukal Bay Ag Akhamuk aurait interdit les réjouissances musicales et « brisa lui-même les imzad (violons) de son entourage en interdisant le tindé comme tambour de fête ». Il attribue cette attitude à sa religiosité. Mais Hélène Claudot-Hawad y voit également d’autres causes. Elle souligne qu’à cette même époque, alors que l’Ahaggar est soumis à l’ordre colonial, des voix féminines émergent et substituent « aux genres épiques et lyriques anciens une littérature satirique et critique, les ‘fouets’, ilewgan, destinés à flageller la communauté pour la faire réagir ». Ces chants célèbrent l’héroïsme de ceux qui n’ont pas renoncé à résister à la colonisation française. Ils chantent les hauts faits non pas de la noblesse de l’Ahaggar, mais des « bandits d’honneur », certains de condition modeste, un thème blessant pour l’amenukal.
L’un des lieux de la résistance culturelle et politique des Touareg à la colonisation est alors la Tamesna, région de plaines riche en pâturages, située à 600 km au sud du massif de l’Ahaggar. L’auteure précise qu’il s’agit d’une zone interconfédérale où les tribus de tous les grands pôles politiques touareg se retrouvent à la fin de la saison des pluies pour la cure salée, une fonction sociopolitique que « la conception tribale développée pendant la période coloniale », n’a que très rarement perçue (p. 30 et sv). La Tamesna est le foyer, poursuit-elle, de ces nouveaux registres contestataires de la poésie qui ont embrasé tout le monde touareg. La région échappe administrativement à l’Algérie car rattachée à la colonie du Niger en Afrique Occidentale Française (AOF) et gérée par les autorités françaises d’Agadez. C‘est pourquoi beaucoup de Touareg de l’Ahaggar ont préféré y demeurer toute l’année. Dans ses mémoires (2004), l’instituteur, envoyé pour enseigner dans la Tamesna, écrit que « cette indépendance malgré l’autorité tutélaire de l’aménokal inquiétait les responsables administratifs et militaires coloniaux, d’où l’idée d’installer un instituteur sans mission politique certes, mais pour y assurer une présence française ». La Tamesna lui apparaît alors comme « un monde libre et joyeux qui vit à l’écart de l’administration coloniale. »
Une société originale
Les photographies sélectionnées rendent compte non seulement de la vie des nomades, mais aussi de celle de l’instituteur et de ses élèves. L’auteure ordonne les images en huit cahiers thématiques : L’école française ; Les enfants imuhagh dans leur environnement ; Les tâches du quotidien ; Mobilité nomade ; Habiter le désert ; Paraître, apparaître ; Fêtes et liens sociaux ; Les figures de la présence française au Sahara.
En introduction à chacun des cahiers, Hélène Claudot-Hawad donne des clés d’interprétation sur le contenu de ces images. Elle met en relief certains détails significatifs par des recadrages serrés et opère des rapprochements montrant le lien entre divers éléments et leurs significations sociales ou symboliques (par exemple la position des mains, les postures du corps, la manière de draper le voile masculin, etc.). Elle décrypte les codes de l’apparence ainsi que la logique esthétique qui sous-tend la mode vestimentaire des hommes et des femmes et souligne ce qui marque des continuités ou des changements dans le matériel, les tenues vestimentaires, les bijoux, les composantes de l’habitat, les attitudes, l’esthétique...
Les enfants, filles et garçons, sont dotés de remarquables coiffures dont l’auteure précise les appellations et les variations selon l’âge. Ils sont souvent nus, protégés par une ou plusieurs amulettes. D’autres photos, dans la série Paraître, apparaître, montrent des femmes et des hommes, dans leurs beaux habits traditionnels qui dénotent leur statut social et leurs fonctions. Leurs bijoux aussi sont mis en exergue. Certains clichés de personnes habillées en loques « révèlent le dénuement de beaucoup de nomades de l’Ahaggar dans les années 1950. »
Comme le précise l’auteure, « habiter le désert » exige des connaissances, des savoir-faire et des techniques très spécialisés, enseignés dès l’enfance et indispensables pour survivre dans un environnement au climat extrême et aux ressources rares. Les enfants tout jeunes apprennent à s’orienter, à trouver les points d’eau, à connaître la faune et la flore, les étoiles et les cycles de la lune, à garder les troupeaux, à chasser le gibier [voir le petit chasseur de gerboises], à pister un chameau... Les jeux mêmes qu’ils mènent dans leur environnement illustrent ces compétences. En témoignent leurs dessins scolaires qui illustrent leur rapport étroit au territoire, leurs connaissances géographiques, l’observation précise de la flore et de la faune sahariennes.
Les photos montrent des femmes, des enfants et des hommes accomplir des tâches quotidiennes comme le gardiennage des troupeaux ou les corvées d’eau et de bois dans des paysages aussi inhospitaliers que grandioses. L’école française, installée dans une hutte ou sous une tente, est très présente dans les photographies de l’instituteur. Le matériel est rudimentaire. Les élèves, tous des garçons, sont dans des positions insolites, étendus sur le ventre ou sur le côté. Les filles par contre ne sont pas envoyées à l’école française car, écrit l’auteure, « dans cette société matricentrée où les rôles féminins sont très importants, seul le milieu d’origine est capable de les éduquer et de les former [...] pour assumer pleinement leurs éminentes fonctions futures » (p. 57). L’habitat de ces nomades (tente, hutte, abri) à cette période apparaît dans son dénuement et son minimalisme absolu.
La série Mobilité nomade illustre la capacité au voyage incluant diverses opérations comme le démontage des tentes, l’empaquetage des affaires, leur chargement sur le dos des animaux de bât, la conduite de la caravane qui affronte des sentiers de montagne jalonnés d’obstacles ou encore des dunes au sol mou.
« Des gestes, des expressions, des postures du quotidien sont saisis dans leur spontanéité et leur simplicité », écrit l’anthropologue, qui explique que ces documents « offrent un témoignage concret sur une façon de vivre, d’habiter, de se vêtir, d’apparaître et de s’organiser matériellement dans un espace aride. »
L’auteure fait remarquer que l’instituteur ne relève pas la provenance des objets artisanaux prestigieux qu’il photographie comme les sandales de cuir brodées d’Agadez, les selles de chameaux ouvragés ou encore les sacs pectoraux fabriqués par les habiles artisans touareg de l’Aïr. Ces objets font partie des marchandises qui circulent intensément entre les régions du monde touareg, ici l’Ayer (Aïr) rattaché au Niger (désignée par l’appellation ancienne de « Soudan » par l’instituteur) et l’Ahaggar rattaché à l’Algérie.
La plupart des personnes photographiées ont été anonymisées, sauf en ce qui concerne les représentants politiques officiels.
Les transformations de la société
Les clichés de Marceau Gast témoignent des transformations en cours dans ce monde qui, dans les années 1950, bien que colonisé, possède encore son mode de vie, ses critères, ses valeurs et ses références propres. Dans les clichés, la présence des autorités administratives et militaires françaises apparaît dans les photos de fêtes : « au coin du cadrage, se dessinent des képis militaires rappelant que l’Ahaggar est sous contrôle de l’armée française » (p. 199). Les figures de la présence française au Sahara sont essentiellement masculines (militaires, administrateurs, enseignants) mais aussi féminines parmi les religieux chrétiens.
Dans ce fonds d’archives, l’auteure relève l’absence de clichés et d’observations sur une activité qui à partir des années 1960 aura des répercutions profondes sur l’Ahaggar et les régions sahariennes voisines : les « expérimentations nucléaires françaises au Sahara qui, après l’essai de Reggane en 1960, s’effectuent de 1961 à 1966 à In Ecker, à environ 150 km de Tamanrasset », polluant durablement le désert.
Ces photographies sont un beau témoignage d’une époque où il était possible pour les Touareg de se déplacer librement sur leur territoire et d’accomplir leurs cycles de transhumance et de nomadisme selon des règles internes qui permettaient le renouvellement des ressources en pâturages et la bonne santé des troupeaux et des hommes. Mais les mouvements nomades vont devenir illégaux dans le nouvel ordre étatique qui se crée dans les années 1960. La division du territoire des Kel Ahaggar entre deux administrations coloniales distinctes (l’Algérie et l’Afrique Occidentale française) « porte en germe, écrit l’auteure, la menace qui s’abattra sur la salutaire mobilité nomade entre montagne et plaine ». Ce partage deviendra une véritable frontière politique et territoriale après la création des nouveaux Etats africains dans les années 1960. D’autres facteurs comme le salariat et les influences idéologiques, religieuses et géopolitiques des dernières décennies vont jouer un rôle de plus en plus influent dans les mutations de l’Ahaggar.
Pour conclure, le contexte sociopolitique joue un rôle déterminant dans tout processus de recherche. Dix ans après « l’indépendance », l’ethnologue Marceau Gast connaîtra des difficultés pour se rendre dans l’Ahaggar. L’auteure précise que les autorités algériennes ont fermé le sud du pays aux chercheurs étrangers à partir des années 1970.
Les pays nés de la colonisation ont verrouillé les territoires des Touareg et asphyxié les habitants. Depuis les « indépendances », les territoires historiques et ancestraux des Touareg ont été divisés. Ces derniers ont été empêchés de pratiquer le nomadisme et forcés à la sédentarité, ce qui les rend vulnérables sur tous les plans. Leur terre est devenue une zone d’occupation et un enjeu géopolitique, minier et militaire. Leur mode de vie est considérablement influencé par des idéologies importées.
La sentence lapidaire de l’amenukal Bay citée dans le livre est plus actuelle que jamais. Etwala wan ikufar itaragaz sén, wan Araben ad itas in : « La domination des Français s’en va, celle des Arabes arrive ». Tout est dit.
Aksil Azergui
Hélène Claudot-Hawad, Habiter le désert. Les Touareg de l’Ahaggar photographié par Marceau Gast (1951-1965), Editions Non Lieu, Paris, 2021, 239 p. / 25 €