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Entretien
Bâtir Kabyle
Entretien avec Mohand Aït Ighil.
lundi 31 octobre 2005, par
La disparition de Muhend U Yehya il y a bientôt un an a laissé un grand vide dans le monde de la création littéraire d’expression kabyle. Cependant, plusieurs artistes de talent, souvent insuffisamment médiatisés, continuent de produire des œuvres de qualité en kabyle. Le bougiote Mohand Aït Ighil est de ceux-là. Ses activités de traducteur, d’adaptateur, d’homme de théâtre et d’auteur font de lui l’un des principaux producteurs en littérature kabyle écrite.
Il a bien voulu accorder cet entretien à Azzedine Ait-Khelifa et Yidir Achouri qu’ils ont bien voulu partager avec les lecteurs de Tamazgha.fr.
Pourriez-vous présenter votre parcours à nos lecteurs ?
Que dire ? Je suis originaire du village de Seddouk Oufella, je suis né et je vis à Bgayet, j’ai le grade d’Inspecteur du trésor. En ce qui concerne mes activités dans le domaine culturel, en 1981 j’ai subi à Batna une formation théâtrale, en 1982 j’ai crée une troupe de théâtre appelé "Imuzar" (les condamnés) qui a joué mon premier spectacle "Ineggura" ; ensuite j’ai traduit "Mère courage" de B. Brecht.
En 1984 j’ai traduit "Voix de femmes" de K. Yacine, en 1985 j’ai traduit "Pour Jean L’Mouhoub Amrouche" de R. Soufi.
En 1987 j’ai présidé une autre troupe théâtrale qui s’appelait "Tadukli" avec laquelle j’ai joué la pièce "Agerruj yigujilen" ; puis j’ai traduit "Huis-clos" de J. P. Sartre, "Le Foehn" de M. Mammeri.
Puis je me suis remis à la création. J’ai écrit les pièces suivantes qui sont édités "Tazelmat texser", "Tayeffust ur terbih ara", "Anwa yextaren", "Axeddaâ", "Djouher", "Timlilit", "Ilef", "Taγdemt ?". Il y a aussi des pièces qui restent dans mes tiroirs, tel "Tamenkart."
Parmi toutes ces pièces, il y a celles qui ont été jouées. Les pièces "Tazelmat texser", "Teddez tebrez", "Amezruy n Numidya", "Axeddaâ" ont été jouées par la troupe que j’ai créée au sein de l’Association phare de Bgayet (Association Culturelle Tamazight Bgayet) sous le nom de Tiγri. La pièce "Anwa yextaren" a été jouée par une troupe d’Oran et la pièce "Timlilit" a été jouée par la troupe de la maison de culture de Tizi Ouzou.
De 1989 à 2001, j’ai activé au sein de cette association que j’ai présidée quelques temps après.
En 1990, nous avons édité quatre ouvrages ("Amawal", Initiation à la langue berbère, "Id’ d wass" et une revue de mots croisés en tamaziγt). Nous avons organisé le premier séminaire de formation d’enseignants de la langue amazighe. Ces enseignants seront la première promotion à être recrutée en 1994 par l’État pour enseigner tamazight dans les écoles à travers la wilaya de Bgayet.
En 1991, il y a eu la création du premier prix de la chanson amazighe sur le territoire algérien ainsi que l’organisation du premier marathon "Tafsut imazighen" en collaboration avec la jeunesse et sport de la wilaya de Bgayet.
Vers 1994, j’ai commencé à adapter des nouvelles qui seront destinées pour la radio. À titre d’exemple, Rachid Alliche a lu une de mes nouvelles dans ses émissions.
En 1998, c’est le début des éditions.
Jusqu’à 2003, j’ai édité 5 romans, recueils de nouvelles et pièces de théâtre.
En 2002, le sujet de l’épreuve facultative du kabyle au baccalauréat français a été extrait de l’un de mes romans. J’ai aussi contribué avec des articles culturels à diverses revues, quotidiens et sites soit nationaux ou internationaux. J’ai écrit et traduit quelques poèmes.
En 1999, "Agraw Adelsan" m’a décerné le premier prix de la littérature théâtrale.
En 2003, j’ai créé la "Fédération des Associations de la wilaya de Bgayet". Je pense que j’ai résumé ainsi ma personne.
Quelle a été votre évolution en tant que producteur littéraire (d’auteur de théâtre à romancier en passant par l’adaptation) ?
Ma situation d’auteur est relative à l’évolution des choses et à des rencontres consistantes notamment une. À mes débuts, j’ai écrit des œuvres dramatiques et animé la scène théâtrale, par manque d’activité dans ce domaine et c’est un moyen idéal pour se rapprocher de la population et de la sensibiliser pour la cause. À partir de 1990, avec l’ouverture politique, Tamaziγt commence à s’émanciper et à gagner du terrain. J’ai donc investi le terrain de la création et de l’adaptation de nouvelles pour une éventuelle animation sur les ondes radiophoniques. Lors de ma rencontre avec S. Chaker à Bgayet autour d’un café, je lui pose la question " quel est le meilleur moyen de travailler pour l’épanouissement de Tamaziγt ?" Il me répondit qu’il ne faut pas laisser le terrain vierge, il y a une nécessité de produire. C’est alors que j’ai commencé à éditer mes écrits.
Est-ce par intérêt personnel que vous avez choisi Tchekhov pour une adaptation en kabyle ?
Je crois qu’il est toujours utile et quelquefois essentiel de lire et de connaître l’évolution de la vie des hommes qui ont contribué en leurs temps à façonner et à donner des assises à la littérature universelle ou du moins dans leurs pays respectifs. Ceci dit, pour ce qui est de Pavlovitch Anton Tchekhov, je l’ai découvert au début par mes lectures théâtrales. J’ai découvert chez lui un répertoire vaste en style et en genre. Les paramètres qui m’ont amené à choisir l’adaptation à la langue kabyle de quelques œuvres de Anton Tchekhov sont multiples. En plus du rapprochement entre le désarroi psychique des personnages et les citadins de notre région, les kabyles sont partagés entre l’esprit cynique et le règne du mélancolique, la rupture entre les générations, le manque de communication. On découvre aussi la manière de présenter le décor et sa description qui sont simples et aisément abordables. Le troisième paramètre que je peux citer concerne les sujets traités comme la détérioration de l’environnement, les fonctionnaires qui s’amusent à palabrer en ignorant les problèmes de la population, les relations de mariage d’affaires, la découverte du sentiment d’amour en retard....
Quels travaux littéraires souhaiteriez-vous achever dans le futur ?
J’ai déjà commencé un ouvrage que je voudrais intituler "Tasekla tafransist" où on retrouve beaucoup d’auteurs de la littérature française classique (A. Daudet, A. de Vigny...). Ensuite, je voudrais adapter à la langue kabyle le dernier roman de T. Djaout, "Le dernier été de la raison".
L’un des plus grands auteurs kabylophones, Mohend Y Yahya a privilégié l’adaptation à la traduction littérale. Il a "kabylisé" l’environnement des œuvres qu’il traduisait (par exemple le XVIIe siècle français pour le Médecin malgré lui de Molière). Que pensez-vous de cette démarche ?
Toute action qui peut promouvoir la langue kabyle est la bienvenue. La priorité est dans la volonté de produire et de réussir le combat contre la disparition de notre patrimoine culturel en général et de sensibiliser les Kabyles pour la cause. Il faut faire en sorte que notre langue soit un véhicule dans son temps et non un passager.
En ce qui concerne Mohend U’Yahya, je crois que nous devons attendre longtemps pour trouver quelqu’un de cette envergure. C’est une personnalité que regrette toute la Kabylie. C’est par son travail que les plus lointains villages de la Kabylie ont découvert les pièces de théâtre qu’ils n’avaient jamais espéré un jour voir ou écouter. En plus de ses productions diverses, il est le premier à avoir instauré les règles pour le théâtre moderne d’expression kabyle. Mohend U’Yahya a terminé sa tâche, maintenant c’est aux générations qui suivent de privilégier toute production afin d’encourager l’objectif tracé, l’instauration de bases à la langue kabyle notamment. Toutefois, pour ce qui est du choix entre la traduction et l’adaptation, tout un chacun peut argumenter son choix, cela va de soi. En ce qui me concerne, je préfère l’adaptation. Si on se conforme à l’explication donnée dans le dictionnaire au mot traduction c’est "la transposition d’une idée, d’une langue à une autre, sans en changer le sens". Ce qui n’est pas le cas de l’adaptation qui permet la modification du style du contenu, ce qui veut dire que la création est permise.
Avez-vous effectué vos adaptations de Tchekhov à partir du russe ou du français ? (Et si c’est à partir du français, ne craignez-vous pas une dérive par rapport à l’œuvre originale russe en opérant une traduction de la traduction ?)
Les œuvres sont adaptées à partir de la traduction française. Quand vous parlez de peur, je pense que je n’ai pas tellement à avoir peur. Comme vous le savez, la tradition de la production littéraire française a un passé honorable auquel nos auteurs ont amplement contribué, comme le dit sciemment Kateb Yacine : cette littérature fait partie de notre patrimoine. Je pense que nous pouvons nous fier à ces traductions sans aucun complexe.
A votre sens, de quelle grande tradition ou style littéraire (romantisme allemand, roman d’initiation français, romans de l’absurde russes...) le lecteur kabyle est-il naturellement le plus proche ?
Il faut poser cette question aux analystes du domaine littéraire. Sinon à titre empirique, le lecteur kabyle a touché à tous les styles. A un moment donné, les librairies sont remplies de livres de divers espaces littéraires : B. Brecht, Tolstoï, Neruda, Vian, Faulkner, Steinbeck, London... Aujourd’hui il y a un penchant vers la littérature latino américaine tel Paulo Coello.
Sachant que les Kabyles sont encore très largement analphabètes dans leur propre langue, ne faudrait-il pas, avant les romans, en priorité traduire de grandes œuvres théâtrales, lesquelles, par le biais de l’oralité, pourraient toucher un public plus large et faire découvrir le grand répertoire aux Kabyles ?
Les travaux de traduction ou d’adaptation ne sont pas indiqués forcément par le choix des auteurs mais surtout par le sujet traité. Nous avons eu une multitude de traduction et d’adaptation à la langue kabyle d’œuvres plus revendicatives (J. Prévert, P. de Bouranger, P. Serghes...). Actuellement, le sujet doit être canalisé vers l’amour avec un décor adéquat sur tous les paramètres. Moi, je pense que la traduction de Shakespeare à la langue kabyle n’est qu’un luxe. Qui pourra comprendre aujourd’hui ce langage aristocratique et de nobles ?
Selon vous, quelles sont les mesures qui permettraient au livre en langue kabyle de prendre son essor et de rencontrer son public ?
Il y’a une multitude de mesures à prendre et de paramètres à suivre pour asseoir sur de bonnes assises ce que nous pouvons actuellement qualifier de littérature amazighe en général et kabyle en particulier. Il faut instaurer au préalable des mécanismes structurels qui vont régir le domaine.
Puisque la littérature en langue kabyle vit une situation exceptionnelle, alors il faut lui donner des moyens exceptionnels. Se mettre à la disposition des écoles où l’enseignement en tamazight est dispensé, animer des tables rondes, expliquer les sujets traités et partager les idées, organiser des ventes promotionnelles, des expositions-ventes. D’autant qu’aujourd’hui le cadre s’y prête.
Il y a aussi la nécessité de création d’une commission de lecture, pour ne pas décevoir le lecteur par une production médiocre. Il y a le style et le genre d’écriture qui doit rester dans l’immédiat très simple et surtout accessible à tous. En plus de cela, il faut choisir des sujets qui épousent quelquefois les idées du lecteur car le lectorat est minime. Il faut par donc le sauvegarder. Tout ceci concerne la relation auteur/lecteur. Mais en ce qui concerne la motivation du créateur, il y a lieu de solliciter les écoles, les présidents des Assemblée populaires (Communale ou Départementales) afin de mettre un peu la main à la poche, d’acheter ces œuvres écrites en kabyle et d’alimenter les bibliothèques et les maisons de jeunes.
Il y a aussi un point qui est totalement ignoré, mais qui peut être d’un très grand apport à la vulgarisation de la lecture en kabyle. Ce point concerne la critique littéraire des œuvres soit sur les sites ou dans les journaux à défaut d’une revue spécialisée. Tous ces travaux doivent être organisés en structures indépendantes vis-à-vis des Directions étatiques, lesquelles Directions doivent se contenter de subventionner les actions. Ainsi, tout le monde trouvera son compte.
A quel genre (recueil de poèmes, de nouvelles, romans, pièces de théâtre, autobiographie romancée...) se rattache l’essentiel de la production littéraire kabylophone ?
Je vous orienterai encore une fois aux analystes des œuvres littéraires. Sinon ce que je dirai n’est qu’un avis d’un simple lecteur de ces œuvres littéraires kabyles. Les genres traités sont divers. Pour la poésie on retrouve des poèmes rimés et des poèmes libres, en quatrain de sizain... Pour le théâtre, il est rapproché au genre tragi-comique et l’absurde. Le roman est plus mélancolique et quelquefois sentimental.
Pourriez-vous nous décrire le fonctionnement, ou le non fonctionnement, du circuit éditorial pour les œuvres en kabyles (éditeurs, distributeurs, libraires, presse) ?
Il n’y a rien à décrire. Le réseau auquel vous faites allusion n’est pas encore instauré pour la production littéraire kabyle. Toutes les tâches qui forment le réseau, à savoir l’édition, la publication, la publicité et la distribution, sont assurées par l’auteur lui-même.
Dans le monde anglo-saxon l’audio book est très populaire, pas seulement chez les non voyants ... Mohend U’Yahya l’a très bien compris ... est ce que ce n’est pas une voie à explorer ?
Puisque vous posez votre question en citant une deuxième fois l’éminente personnalité kabyle, Mohend U Yahya en l’occurrence, permettez-moi de donner mon avis sur ce que je pense de lui avant d’aborder le thème de la question posée. En lisant Mohend U Yahya, on détecte le désarroi qui règne chez les Kabyles ; la société stagne. Dans une interview accordée au journal Asalu, il dit : « Dacu i yaγ-yerwin nekni : nella učči-nneγ d seksu, aql-aγ negguma a s-nexd’u ! » Mohend U Yahya est un homme d’expérience, il a déjà fait son constat sur tous les plans qui constituent la société kabyle (culturel, social, politique, et économique). Il est prémonitoire.
Pour ce qui est des audio-book, il est nécessaire de l’appliquer pour quelques avantages tel faire découvrir la beauté qui existe dans les images qui sont interprétées dans nos textes. Je crois que ce travail a déjà gagné du terrain par les Meddah à un moment donné suivi par les chansons et les spectacles de pièces théâtrales actuellement.
Mais il faut savoir ce que nous cherchons à atteindre pour analyser le pour et le contre de l’audio-book. Où se trouve le gain pour le débutant qui veut s’ingérer en écriture ? Surtout quand on sait que la société s’y prête. Est-ce que l’audio-book peut servir actuellement l’évolution vers l’apprentissage à l’écriture ? Le problème est là : comment faire découvrir aux Kabyles les règles syntaxiques de langue kabyle. Dans ces pays civilisés qui utilisent l’audio-book, le problème de base d’écriture est dépassé, eux ils peuvent aujourd’hui innover, ils savent que leur langue si elle n’avance pas elle ne reculera pas. Chez nous ce n’est pas le cas. Il est nécessaire de suivre les étapes et non de les brûler. Il faut investir le terrain de production littéraire, cibler le domaine de la lecture, retrouver des Kabyles dans le bus lire un roman kabyle.
Les best-sellers mondiaux comme "Da Vinci Code" (de Dan Brown), "L’alchimiste" (de Paulo Coelho) et "Harry Potter" (de JK Rowling) ... sont désespérément absent en kabyle ... Quel est votre sentiment à ce sujet ?
Certes ces œuvres que vous citez ont excellé chacune dans un domaine : le fantastique et la magie pour Da Vinci et Harry Potter, et L’ALCHIMISTE ou l’auteur nous décrit le contact humain comme étant la meilleur école d’apprentissage dans la vie. Néanmoins, il faut savoir traverser les étapes qui nous guettent ; il faut donner du temps au temps.
Lors d’une conférence organisé par l’association Tamazgha, Michel Alessio, chargé des Langues de Frances au Ministère français de la Culture a dit que "ce sont les grandes œuvres qui font une langue" ... quelle est la grande œuvre (si elle existe) kabyle actuellement ? Quel est votre sentiment à ce sujet ?
Je pense que c’est relatif, sans toutefois oublier les grands hommes. Sans hésitation je citerai "Tagrest urghu" de Dda Amer Mezdad dans lequel on est confronté aux réalités dures, au climat de tension que les Kabyles ont vécu. Malgré tout cela, la touche humanitaire est constamment présente. Ceci est le caractère du Kabyle.
Que vous inspire la situation que vit actuellement la Kabylie ?
La situation kabyle actuelle ne m’inspire rien du tout. La Kabylie a de tout temps été persécutée. Vous me direz qu’il y a des changements. Oui il y en a ! On vit des changements de problèmes d’une période à une autre, sinon le constat est devant nous.
Le mot de la fin
Je souhaite que les Kabyles s’unissent derrière les véritables repères qui constituent la société, qu’on ne permette à personne de les sacrifier. De prendre en considération le facteur temps, on vit une étape où tout marche à la vitesse supérieure. Je terminerai avec un grand AZUL à tous, à votre site qui est une fenêtre par laquelle tout un chacun découvre les dimensions de l’univers kabyle. Tous mes remerciements pour cet honneur.
Propos recueillis par
Azzedine Ait-Khelifa et Yidir Achouri.
Messages
1. > Bâtir Kabyle, 2 novembre 2005, 16:14, par Akli Azwawi
Ssaramegh i Mohand Ait Ighil, amedyaz ameqqran tazmart d teghzi n tmeddurt.
Akli Azwawi
1. > Bâtir Kabyle, 29 décembre 2005, 18:50, par amazigh
je voudrais simplement souhaiter a Mohand Ait Ighli une longue vie pour avoir l’occasion d’apprecier durablement son art,et je voudrais aussi dire que je suis a ala disposition de Mohand pour jouer ses pieces qui sont surement magnifiques.
Voir en ligne : azul fellawen
2. > Bâtir Kabyle, 4 novembre 2005, 16:46, par Karim
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