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Canaries : le front de la terre amazighe
Entretien avec Hawad, publié sur le magazine canarien Iẓuran
vendredi 8 septembre 2023, par
Nous publions ici la version française de l’entretien réalisé par le magazine canarien "Iẓuran" avec le poète, écrivain et peintre amazigh Hawad.
Hawad qui est présenté, à juste titre, par le magazine Iẓuran, comme "l’un des intellectuels et artistes les plus révolutionnaires du monde touareg et amazigh en général" revient sur son travail poétique et pictural qu’il nomme "furigraphie" qu’il veut poésie et art "de lutte et d’action, pour relever le soi amazigh". Il évoque l’amazighité, la langue, l’écriture tifinagh et donne sa vision de l’identité qu’il considère "infiniment nomade, quand elle s’élève et qu’à chaque pas elle se construit en relation avec l’identité de l’autre...".
C’est parce que les idées développées dans cet entretien sont importantes, et que Hawad nous sort des sentiers battus, que nous avons jugé opportun de partager sa version française avec nos lectrices et lecteurs.
La Rédaction.
HAWAD : "Il n’y a pas de vraie ou de fausse identité, l’important c’est celle que vous choisissez pour être ce que vous voulez être"
Entretien avec Hawad
Iẓuṛan : Historiquement, le pays touareg était divisé en plusieurs États, quels sont les principaux problèmes rencontrés par la société touarègue en général et au Niger en particulier ?
Hawad : Akal n Imajaghen, le pays touareg, a été divisé dans les années 1960 entre cinq États héritiers de la colonisation : le Niger, le Mali, le Burkina Faso (ancienne Haute Volta), la Libye et l’Algérie. Les Touaregs aujourd’hui sont écartelés entre cinq frontières coloniales, ils sont devenus des exilés dans leur propre pays, sans aucun droit sur leurs terres ancestrales confisquées. Ils ont été invisibilisés et diabolisés face à la ruée vers les minéraux que contiennent leur territoire (gaz, pétrole, uranium, or, terres rares, etc.), L’expropriation et l’oppression des Touaregs dans le contexte actuel atteint un niveau tel qu’il brise tout rêve, tout projet. Et même celui d’être soi-même dans un Sahara qui est devenu un enfer véritable pour ses habitants, car les industries minières et les essais atomiques de la France avant et après ladite « indépendance » algérienne ont dévasté, perforé, défoncé, pollué les terres, l’air et les précieuses ressources en eau des Touaregs. Tout un Sahara atomique, empoisonné par la radioactivité, les rebus en plein air des mines d’uranium, et aussi les acides et le mercure injectés pour l’extraction des minéraux, au profit exclusif des puissances économiques internationales et des responsables étatiques nationaux...
Quelles sont les caractéristiques de la poésie traditionnelle touarègue en particulier et de la littérature touarègue en général ?
Ce que je peux dire, c’est que les registres littéraires touaregs sont riches et diversifiés. Il s’agit d’une littérature orale très vivante. Elle comporte bien sûr les registres anciens ou « traditionnels » si on veut les appeler ainsi, dont certains s’apparentent à des registres existants dans d’autres régions amazighes. Il y a aussi des formes littéraires innovantes, nombreuses, qui sont créées jusqu’à aujourd’hui, inspirées par diverses situations politiques et historiques, par la guerre anticoloniale, par les crises et la vie des marges imposées aux Touaregs par les nouveaux États.
Dans cette littérature, il y a aussi bien des contes éducatifs sophistiqués, des récits épiques, des épopées historiques, des mythes, des proverbes, des pièces critiques, des devinettes, et d’autres formes littéraires libres, avec un imaginaire original, audacieux, parfois surréaliste. Le domaine de la poésie, représenté comme un arbre, est immense et ses genres multiples sont classés en racines, branches, rameaux, feuilles... C’est foisonnant.
Votre œuvre poétique connue sous le nom de furigraphie est connue au-delà du monde touareg pour l’avoir écrite et traduite dans d’autres langues, comment définiriez-vous votre poésie ? Il y a un message pour vous ? Pourquoi avez-vous décidé de la faire ?
Ce que j’ai nommé « furigraphie » (zardazghaneb) pour définir mon travail poétique et pictural dépasse l’idée de message et aussi d’esthétique artistique. Ma poétique furigraphique est d’abord un geste et un cri ou encore un râle de combat. C’est une poésie de lutte et d’action, pour relever le soi amazigh, et aussi le soi (ou l’intériorité) de tout être oppressé. C’est un acte qui veut rendre subversifs le regard et le souffle du vaincu pour qu’il prenne position au-dessus de son handicap, au-dessus de ses difficultés et de ses contraintes. L’objectif est de donner au vaincu des outils de résistance à partir de rien, de rien de matériel, seulement un imaginaire qui force le regard du vaincu à se placer au-dessus de la lunette de tir du vainqueur qui le vise.
Pour vous, qu’est-ce que cela signifie d’être Amazegh (Touareg) ?
Dans l’idéal transmis par notre éducation, être amajagh, c’est « tenir sa place même si la place est broyée » (étaf n edeg net ad idegdeg edeg), maintenir son être, son humanité, son pays, c’est-à-dire résister et refuser de se soumettre à qui veut annexer, dominer, écraser. C’est une conscience, une mémoire, une ténacité, une obstination à être ce que nous voulons être. Cela implique de la détermination, de la générosité, un sacrifice de soi pour toutes les terres et tous les êtres piétinés, amoindris, détruits. Il faut hisser le regard et le tendre vers un horizon d’où pourra naître une forme de liberté, même infime, même s’il s’agit d’un rêve ou d’un mirage...
Le peuple touareg est l’un des peuples amazighs les plus singuliers. Comment sont les relations culturelles et politiques entre la société touarègue et les autres peuples amazighs ?
Le peuple touareg a le sentiment d’être pleinement amazigh, il aime l’identité de sa temujagha, il a conscience - une conscience très forte - de partager le sentiment d’amujegh avec ses frères du nord de Tamazgha, quels que soient les couleurs de peau, les accents régionaux, les modes de vie, les habitats... Il voit toute terre amazighe comme un prolongement de son pays. Mais les différentes couches de colonisation turque, arabe, européenne ont éloigné des côtes méditerranéenne et atlantique les Touaregs du Sahara. Maintenant les retrouvailles se font dans l’exil et aux marges de Tamazgha. Les Amazighs du Sahara et ceux du Nord partagent la parenté et la solidarité, chacun traîne le poids de ses blessures et de ses difficultés mais leurs relations contribuent à raccommoder l’âme et le regard de l’Amazigh dans tout ce qu’il a d’unique à faire germer dans sa Tamazgha.
Les Touaregs sont le seul peuple amazigh qui a maintenu l’écriture amazighe (Tifinagh) et vous avez décidé de l’utiliser pour écrire, que signifie le tifinagh pour vous et le peuple touareg ?
En effet, les Touaregs ont gardé l’usage de l’alphabet des tifinagh, mais ces signes font partie de tous les décors du monde amazigh (en architecture, dans le tissage, la poterie, le maquillage, la broderie, etc.). Pour nous Imajaghen (Touaregs), les tifinagh incarnent la singularité et l’originalité de notre identité amazighe. Avant d’être une écriture, les tifinagh sont des marqueurs et des symboles de l’esprit, de l’imaginaire et des cosmovisions amazighs.
Moi, j’écris en tifinagh tout simplement parce que je suis amazigh, jamais je n’ai eu l’idée d’écrire autrement. Les tifinagh sont les munitions graphiques et sonores de l’Amazigh que je suis, je combats avec les armes amazighes que je connais, ce sont des caractères dont la portée et l’usage existent depuis la naissance d’une conscience et d’une civilisation infiniment plus anciennes que moi !
Il existe plusieurs variantes du tifinagh traditionnel. Que pensez-vous des tentatives d’uniformisation de l’écriture chez les Touaregs ? Et la néotifinagh de l’Ircam ?
Pour nous les Imajaghen qui sommes usagers des tifinagh, cela fait longtemps que nous avons « normalisé » notre alphabet. Seules 3 ou 4 lettres se différencient d’une région à l’autre, mais nous connaissons ces variantes nées de la séparation, des entraves et de l’oppression que nous avons subies. Nos savants en tifinagh ont depuis longtemps unifié les tifinagh pour dépasser le niveau de la région.
Pour l’usage actuel de l’alphabet tifinagh, c’est très bien de l’avoir informatisé, ça multiplie les supports de diffusion et de communication. Mais les neo-tifinagh de l’IRCAM ou encore de l’Académie berbère, pour nous usagers des tifinagh, ça représente le plus horrible mépris de soi, un grand complexe et une soumission aux formes et à l’esthétique dominantes qui ont gauchi le regard du vaincu.
Nous, nous préférons nous appuyer sur nos propres inspirations pour avancer, plutôt que d’emprunter les béquilles de ceux qui nous étouffent.
Les neo-tifinagh rompent les liens entre passé, présent et futur, entre des signes symboliques puissants, signifiants, très importants pour nous, et une graphie désincarnée réduite à n’être qu’un simple alphabet. Les neo-tifinagh ont amoindri les tifinagh.
Vous vivez en France mais vous avez également visité plusieurs pays d’Afrique du Nord et vous connaissez d’autres peuples amazighs, que pensez-vous de la conscience amazighe ? Est-il important d’établir des liens entre des peuples de même origine ?
La conscience commune amazighe existe, elle est forte, mais elle n’a pas encore dépassé le niveau affectif, parfois folklorique, et autre pathos qui empêchent d’atteindre une haute conscience radicale, une vision qui ne fait aucune concession avec soi-même et surtout pas avec tout ce qui menace l’existence d’une vaste communauté déterminée à défendre un projet de vie original qui a son propre imaginaire culturel, sa langue, son utopie, au-delà du programme uniforme des dominants obèses.
(Photo : J. Drouin).
Vous qui connaissez bien la langue touarègue mais aussi d’autres variantes de tamazight, quelles sont selon vous les plus proches du touareg ?
Nous, les Touaregs, avons déjà l’expérience de la diversité à travers notre propre langue qui a ses particularités régionales et aussi ses parlers secrets, comme la taganawt, la langue muette des milieux savants, ou la tenaDt, la langue imagée occulte des artisans.... Nous avons aussi l’expérience des autres parlers grâce à notre mobilité entre les rives du Sahara. Donc le touareg nous paraît proche de tous les parlers amazighs mais surtout de la tachelhit du Sous et de la tamazight du Moyen-Atlas. En fait, c’est parce que ces deux variantes de la langue amazighe ont encore un vocabulaire amazigh riche, non parasité par des emprunts massifs à d’autres langues.
Vous avez publiquement défendu la protection de la montagne sacrée de Tindaya, pourquoi ?
Parce que dans ma perception sensible, Tindaya est un des organes du corps amazigh menacé d’être détruit. Pour moi, toute terre amazighe est un corps, c’est mon corps. La partie qui se situe dans l’Atlantique et qui s’appelle « Ti n daya », c’est le front de la Tamazgha de l’ouest, c’est mon front...
Vous avez assisté à la IXe Conférence Risco Caído qui s’est tenue à Las Palmas (Gran Canaria) en 2022 et avez parlé aux Canaries de l’importance de l’identité émotionnelle au-delà de la recherche scientifique. Pouvez-vous l’expliquer ?
Ce que j’appelle temusa tan ilaman, c’est un sujet qui pour en parler nécessiterait du temps et de la disponibilité. Dès ma première rencontre avec les Canariens j’ai vu chez eux un souci de démontrer leur identité amazighe à travers des faits scientifiques. Pour moi il n’y a pas d’identité vraie ou fausse, l’important est l’identité dont la personne s’accapare, celle que la personne a choisi pour être ce qu’elle veut être. C’est cela que j’appelle l’identité émotionnelle, et non celle de la raison qui d’ailleurs est le plus souvent faussée et orientée par l’environnement politique et social, par les idéologies du moment, par les crises...
Il existe une théorie qui relie le nom des îles Canaries aux mots touaregs kanar et tekanart (front ou front de combat) et tu m’as dit que tu appelais aussi les îles ainsi, peux-tu l’expliquer ?
Nous les Touaregs du Sahara, dans l’enseignement que nous avons reçu à partir de nos mythes, notre histoire et notre géographie, on nous a appris que l’ouest de notre pays amazigh, là où se couche le soleil, s’appelle Tekanart, terme souvent utilisé au masculin ekanar n akal, le « front du pays » Par ailleurs, c’est intéressant de savoir que chez nos voisins du sud, comme les Woloff et les Peuls du Sénégal, l’individu amazigh est appelé Nar ou Kanar...
Vous avez beaucoup voyagé depuis votre plus jeune âge, quelle vision cela vous a-t-il donné de l’identité des peuples ? L’identité est-elle importante pour le développement humain ?
Une grande partie de gravures rupestres, de peintures et de récits amazighs, du nord au sud, de l’est à l’ouest, nous apprennent l’importance d’une identité ouverte qui côtoie et s’accoude sur l’identité de « l’autre », c’est-à-dire celui qui n’est pas soi. Concurrent ou allié, « l’autre » (wa ghaden) est très important dans la cosmovision touarègue.
Et nous voyons l’identité amazighe non comme un bloc statique mais comme une succession de cinq ou sept étapes mentales. Donc oui, l’identité est quelque chose d’important quand elle est infiniment nomade, quand elle s’élève et qu’à chaque pas elle se construit en relation avec l’identité de l’autre... Celui qui connaît ce qu’il est et ce qu’il veut être ne se perd pas. Aujourd’hui beaucoup d’individus ne savent pas d’où ils viennent ni là où ils sont ni là où ils veulent aller. Pour moi l’identité se réfère à la façon d’être humain mais sans référence à un drapeau ni à une carte d’identité, ni à un pays enclos de frontières. C’est un projet ouvert, dynamique, qui permet de dialoguer à égalité avec les autres identités et de s’enrichir mutuellement.
Vous étiez aux Canaries et avez rencontré des canariens, quelle est votre opinion sur notre pays ?
Je ne connais pas bien les Canariens, je n’ai pas eu le temps de les connaître vraiment. Mon regard sur les îles Canaries et sur ses habitants est seulement affectif. Les Canaries, pour moi, c’est le « front » du corps amazigh, c’est notre prolongement loin à l’ouest tel que l’imaginaire amazigh l’a rêvé. C’est cela que j’appelle l’identité émotionnelle, n’est-ce pas toi l’abayfu des Canaries, petit chevreau de lait amazigh ?
Propos recueillis par
Rumen Sosa.
Entretien publié en langue espagnole le 16 août 2023.
Bioline
Poète et peintre amazigh du désert, Hawad est l’auteur de nombreux ouvrages (dont Furigraphie, Poésies 1985-2015, Gallimard, 2017 ; Vent Rouge, Editions du Tout-Monde, 2020 ; et traduit en espagnol, Sahara. Visiones Atomicas, Poesia del Mundo, Ministerio de la Cultura, Caracas. 2005). Le drame et la résistance du peuple touareg ou de tout peuple menacé d’extermination émaillent son univers de fiction. Pour surmonter le désastre et le non-sens, Hawad invente la « Furigraphie », démarche littéraire et picturale esquissant des issues hors du scénario imposé par la domination et la violence. Ses écrits ont été traduits en plusieurs langues et ses encres et toiles exposées en Europe, Amérique et Afrique.
Bibliographie et expositions, voir https://www.editions-amara.info/

Messages
1. Canaries : le front de la terre amazighe, 8 septembre 2023, 18:30, par Amar
As yeffew fell awen, azul,
Pour moi le parler le plus proche des Imajjeghen (Touregs) est le parler des : Izzayan Inafellaten les Zayan Supérieurs
Exemple : neyeq pour neyegh-k je t’ai vu, cette particularité de renforcer le son "q",
ensuite le vocabulaire : en tamajjeght nous avons tadekmert pour désigner les deux pattes avant de l’outre idem en Zayan : tittekmert, awidj = désigne le poulain c’est le ahudj = poulain en tamaceq, asggwlegh = sel gemme ou sel que l’on donne à lécher au bétail( de ellegh= lécher) c’est l ’asalagh des touaregs idem etc... !
Anigher ay adhar ? S azzar !
2. Canaries : le front de la terre amazighe, 8 septembre 2023, 22:42, par ahmed belkessam
d ayen igerrzen ara t-ttegem (ce que vous faites est merveilleux.