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Berbérisme

Les bases sociales du berbérisme : critique d’un mythe

Article de Salem Chaker.
."Salem Chaker montre, dans son analyse, comment ces "élites" peuvent être de tous les combats sauf du combat amazigh..."

lundi 15 septembre 2003, par Masin

Publié pour la première fois en 1985, dans la revue TAFSUT-Etudes et Débats n° 2, cet article reste toujours d’actualité.

Contrairement à certaines analyses émanant de l’opinion intellectuelle nord-africaine ou occidentale qui soutiennent l’existence d’une liaison étroite entre l’affirmation identitaire berbère et les "élites kabyles", Salem Chaker montre, dans son analyse, comment ces "élites" peuvent être de tous les combats sauf du combat amazigh...


LES BASES SOCIALES DU BERBERISME

critique d’un mythe

par Salem CHAKER

Il court depuis longtemps déjà une idée tenace et multi-forme dans certains secteurs de l’opinion intellectuelle maghrébine et occidentale quant aux bases sociales de la revendication berbère : celle d’une liaison étroite entre affirmation identitaire et "élites" kabyles. Par commodité terminologique, on parlera ici de "berbérisme", sans donner à cette appellation et au courant qu’elle représente des contours idéologiques ou organiques trop précis qu’ils n’ont jamais eus dans la réalité.

Selon les périodes et les sources, la thèse prend des formula-tions diverses.

Certains mettent en relation "berbérisme" et importance des élites intellectuelles kabyles de formation française. Cette idée est bien représentée dans le milieu français des sciences sociales.

D’autres lient le "berbérisme" au poids des élites écono-miques kabyles, précisément de la "bourgeoisie" commerçante et entreprenante dans cette région. L’idée se rencontre sous des formes particulièrement schématiques dans le discours commu-niste ou marxisant.

D’autres, enfin, posent une relation entre berbérisme et élites techno-bureaucratiques kabyles, traditionnellement surreprésentées dans l’appareil d’Etat algérien.

Quelle que soit la "variante", la thèse centrale est celle d’un rapport essentiel entre un fait so-ciologique et le surgisse-ment de la revendication identitaire berbère en Kabylie : le "berbérisme" ne serait pas fondamentalement une aspiration po-pulaire large et profonde, un mouvement ethno-culturel mais l’expression idéologique, puis politique, des couches supé-rieures de la société kabyle.

Chez les auteurs les mieux informés du terrain maghrébin, l’argumentation s’appuie souvent sur la comparaison inter-ber-bère : le "berbérisme" n’est une force significative qu’en Ka-bylie. Les autres zones berbérophones, les Aurès, par exemple et surtout le Maroc où sont concentrées les masses ber-béro-phones les plus nombreuses, sont moins sensibles à ce courant. Les observateurs y voient la preuve de l’existence d’une détermination spécifique à la Kabylie, qu’ils localisent naturellement, la "mécanique" déterministe étant passée par là, au niveau de la structure socio-économique de la ré-gion. Et l’on conclut que, si le "berbérisme" s’est développé en Kabylie et nulle part ailleurs, c’est parce que cette région connaît depuis le début du siècle un fort développement des couches moyennes (intellectuels, techno-bureaucratie, professions libérales) et "bourgeoises" (commerçants et entrepre-neurs).

Parfois, le mécanisme de la détermination socio-économique est poussé à l’extrême. Et d’au-cuns n’hésitent pas à voir dans l’émergence brutale de la revendication berbère à partir de 1980 une réaction de défense de la techno-bureaucratie kabyle francophone, dominante (?) dans l’appareil d’Etat et dont la position est désormais directement menacée par la marée mon-tante des élites arabisées. La techno-bureaucratie d’origine kabyle réagirait à ce danger en s’appuyant sur son particula-risme ber-bère, seul opposable parce que nationalement et his-toriquement légitime, à la vague d’arabisation et plus généra-lement à l’arabo-islamisme ascendant. Le "berbérisme" serait ainsi un simple "transfert" et un masque pour les intérêts des élites francophones kabyles.

Une variante, bien plus sérieuse, est celle qui a été magistralement défendue par l’Anglais H. Roberts (1980, 1982, 1983), pour qui l’instance déterminante est économique. La Kabylie, du fait de son histoire récente, notamment la très forte émigration, a développé une "bourgeoisie" de commer-çants et d’entrepreneurs (la terminologie est de Roberts) importante et consciente d’elle-même. Cette conscience de soi, propre à la bourgeoisie kabyle, s’enracine dans le particularisme culturel et linguis-tique berbère, l’existence d’un tissu très dense d’échanges spécifiques à la Kabylie et une certaine op-position à l’option "socialisante" (en fait, étatiste) du pouvoir algérien depuis l’indépendance.

Un fin connaisseur de l’économie et de la société algérienne comme Roberts sait et reconnaît que la "bourgeoisie" commer-çante et entreprenante n’est pas l’apanage de la seule Kabylie : des grou-pes similaires et au moins aussi importants existent dans d’autres régions de l’Algérie (Algérois, Constantine, Tlemcen, Mzab). Mais la différence décisive vient de l’importance relative et de l’an-cienneté de cette couche en Kabylie et, surtout, de son appartenance à un terrain culturel particulier, c’est-à-dire berbère. Pour Roberts, la formation de cette conscience s’est fortement accélérée à l’occa-sion de la guerre de libération, en raison de la participation massive et décisive de la Kabylie à la lutte et de la très forte représentation des Kabyles dans l’encadrement nationaliste. A partir de 1957, l’as-sassinat d’Abane Ramdane par les siens puis l’éviction progressive des principaux chefs nationalistes ka-byles ont fortement contribué à la cristallisation et à la naissance d’une conscience nationale kabyle. Car pour Roberts, c’est bien de cela qu’il s’agit et la "bourgeoisie" kabyle est le coeur de cette nouvelle identité nationale.

On le voit, l’analyse repose sur une connaissance approfondie de la réalité socio-économique de la Kabylie et de son histoire récente. Elle a le rare avantage d’intégrer dans une vision globale des niveaux et des domaines qui restent décon-nectés chez la plupart des spécialistes du Maghreb : l’his-toire, l’économie, la culture et le politique.

Pourtant, sous ses formes vulgaires et mécanistes, ty-piques des milieux "progressistes" au mar-xisme primitif, ou sous la forme plus élaborée et plus respectable qu’elle prend chez H. Roberts, cette thèse, ou plus exactement cette famille de thèses, ne résiste pas à la critique et à la confrontation avec les données historiques, sociales et politiques réelles.

Ces approches procèdent toutes, à des degrés divers, d’une lo-gique du démasquage et de la stigmatisation qui cherche à identifier derrière les manifestations apparentes, les pulsions et intérêts réels qui sont à l’oeuvre dans les sociétés, que les acteurs en soient ou non conscients. Elles soulèvent d’abord un problème théorique évident : celui de la validité des raisonnements et explications déter-ministes en matière d’idéologie et de politique. Pour ma part, je suis convaincu de la très grande auto-nomie, voire de l’irrationalité de ces niveaux par rapport à l’instance socio-économique. Non pas qu’il ne puisse y avoir des connexions, des convergences, mais elles paraissent être assez aléatoires et en tout état de cause, beaucoup plus complexes et indirectes qu’un simple rapport causal entre "intérêt socio-économique" et idéologie. Mais c’est là un vaste débat qui dépasse à la fois mes compétences et le cadre de la question précise qui nous occupe ici. J’y reviendrai d’ailleurs rapidement en conclusion.

Au niveau des faits, la grande faiblesse de ces "cryptanalyses" est d’opérer à partir d’une con-naissance incomplète, indirecte, déformée et/ou approximative du mouvement identitaire berbère et de la réalité socio-politique kabyle. Il est vrai qu’il n’est pas aisé de se défaire, pour autant qu’on le souhaite, du filtre que constituent les poncifs mis en circulation, parfois depuis des décennies, entre-tenus par la presse officielle, des secteurs importants des sphères intellectuelles et de la re-cherche scientifique, l’idéologie nationaliste algérienne (et arabe) et ses appareils divers.

En fait, ces tentatives d’explication et de compréhension d’un phénomène (le mouvement iden-titaire berbère en Kabylie), aussi argumentées soient-elles, ne sont que la formalisation de mythes (et il serait intéressant d’identifier précisément qui les produit, les théorise et pourquoi) qui reposent sur des affirmations gratuites, des généralisations abusives fondées sur des observations de salon ; dans le meilleur des cas, sur une appréhension extérieure et tronquée de la réalité du mouvement berbère.

Je ne discuterai pas les données sociologiques et économiques qui sont au départ de ces thèses. Encore qu’il serait bon d’en finir avec les affirmations péremptoires non chiffrées. Si l’on tient compte de la densité de population, y a-t-il réellement une proportion plus élevée qu’ailleurs d’intellectuels en milieu kabyle ? La situation n’est-elle pas, somme toute, assez comparable à celle que l’on peut ren-contrer à Tlemcen, Constantine ou dans l’Algérois ? On peut se poser la même question à propos de la techno-bureaucratie ou de la "bourgeoisie" commerçante et entreprenante. Ramenées aux données démographiques, sont-elles vraiment sur-représentées en milieu kabyle ? Cela semble douteux, en tout cas non établi de façon sérieuse. On attend toujours les études comparatives avec les zones de l’Algérie du nord à fort peuplement.

Pour ma part, je n’admettrai comme indiscutables et propres à la Kabylie que deux traits dis-tinctifs :

 l’importance et l’ancienneté de l’émigration vers la France, qui induit une forte acculturation occidentale dans toutes les strates de la société kabyle,

 son unité linguistique et culturelle.

A priori, ce n’est donc pas l’existence d’éventuelles élites intellectuelles ou économiques qui déterminent la personnalité idéologique et politique de la Kabylie : c’est fondamentalement la dimen-sion culturelle et son histoire récente qui lui donnent son visage particulier. C’est du reste ce qu’admet H. Roberts quand il reconnaît que le facteur décisif dans la formation de la conscience nationale ka-byle est l’appartenance à une commu-nauté fortement spécifiée. L’essence de cette conscience est bien de nature culturelle et les données sociologiques ou éco-nomiques n’en sont que des "accidents", qui l’ont peut-être favorisée ou renforcée mais qui ne la créent ni ne l’expliquent.

Mais admettons que la Kabylie ait effectivement des élites intellectuelles et économiques pro-portionnellement plus nom-breuses qu’ailleurs. Admettons l’exactitude de ces prémisses sociologiques. A-t-on pour autant établi la réalité d’un lien explicatif entre l’existence de ces élites et l’apparition du "berbérisme" ? Ne passe-t-on pas un peu rapidement du constat sociologique à l’analyse historique, idéologique et politique ?

Quelques mises au point sur l’histoire et les bases sociales du "berbérisme"

Avant de formuler des conclusions quant à la nature so-ciale du mouvement berbère, la plus élémentaire des précautions impose de vérifier dans l’histoire récente et dans les développements actuels quelles sont précisément les couches sociales qui en sont les porteurs et quels en sont les ac-teurs principaux.

On conçoit tout à fait que cette approche "de terrain" ne soit pas, vu les conditions politiques générales qui règnent depuis des décennies en Algérie, facilement praticable par des analystes exté-rieurs ou étrangers. Mais on est alors en droit d’attendre un peu plus de prudence dans les formula-tions. D’autant qu’il y a malgré tout, au moins depuis 1948, des repères objectifs accessibles qui per-mettent de cerner l’implantation réelle du "berbérisme".

Depuis ses premières manifestations repérables dans le champ politique, jusqu’à la période ac-tuelle, le "berbérisme" est porté par :

1° des groupes très minoritaires d’intellectuels ;

2° les couches populaires (ouvriers locaux et émigrés, ruraux) ;

3° les strates inférieures de la petite bourgeoisie.

La crise de 1948-49, première formulation de la revendication identitaire berbère dans un cadre politique, a eu comme acteurs principaux un groupe très restreint de jeunes intellectuels kabyles et comme principal support social l’émigration ouvrière kabyle en France.

Entre 1965 et 1980, le processus de prise en charge auto-nome de la langue et de la culture ber-bères, le renforcement du courant berbère ont été l’oeuvre de jeunes (pour la plupart) intellectuels kabyles (étudiants, voire lycéens), avec une forte implantation en émigration. L’Académie Berbère de Paris, l’un des principaux agents de la cristallisation au tournant des années 1970, recrutait essentiel-lement en milieu ouvrier.

En 1980-81, la mobilisation de la Kabylie a été impulsée par des milieux intellectuels limités (autour de l’université et de l’hôpital de Tizi-Ouzou). Elle a très rapidement été re-layée par la grande masse de la population ouvrière et rurale à l’échelle de toute la Kabylie, y compris dans les zones à faible développement urbain. Toutes les unités industrielles de Kabylie ont massivement participé à la protestation et le monde rural a partout assumé l’affrontement avec les forces de l’ordre.

Ces données sont suffisamment établies, y compris par le té-moignage de la presse officielle al-gérienne (voir l’ensemble du corpus de presse rassemblé dans Tafsut Imazighen, 1981) et il ne serait pas nécessaire de s’y appesantir si certains observateurs étrangers n’avaient voulu réduire le mouve-ment à une "protestation d’intellectuels et d’universitaires francophones de Grande Kabylie".

Un indice précis et objectif - qui a pourtant été généralement ignoré - est celui du profil so-ciologique des personnes arrêtées en Kabylie depuis 1980. Je ne pense même pas aux innombrables personnes interpellées à l’occasion de manifestations et de heurts divers en Kabylie ou à Alger ; je n’évoque que les inculpations et détentions "en bonne et due forme" ayant abouti ou non à un procès. En 1987, le chiffre dépassait nettement les trois centaines (Grande et Petite Kabylie, Alger). Cette population "pénale" est composée exclusivement :

 de lycéens et étudiants très jeunes, originaires du monde rural ; entièrement formés dans le cadre du système éducatif algérien,

 d’ouvriers et techniciens ;

 de tout petits fonctionnaires et agents subalternes du sec-teur public ;

 de quelques jeunes médecins (et assimilés) du secteur public ;

 de quelques jeunes universitaires ;

On n’y relève aucun technocrate, aucun "bourgeois" et pratiquement aucun universitaire installé et reconnu.

Où sont donc, tant au niveau de la dynamique de promotion de la langue et de la culture berbè-res que des épisodes de conflits ouverts (1949, 1980, 1985, 1998...), la masse des intellectuels établis, la techno-bureaucratie et la "bourgeoisie" kabyles ? Certainement pas sur le front des luttes ni sur le terrain des engagements politiques. On s’en serait aperçu.

En fait, globalement, toutes ces couches sont absentes du mouvement revendicatif berbère. Soyons précis : je ne nie pas qu’il y ait dans ces milieux de la sympathie pour l’idée ber-bère, ni même des cas d’engagement individuel effectif, des solidarités ponctuelles. Mais en tant que groupe sociolo-gique, ils ne sont en aucune façon porteurs de l’affirmation identi-taire berbère. Tiraillées entre leur origine ethno-culturelle et leurs intérêts matériels liés à une activité au sein ou au-tour de l’appareil d’Etat, les "élites" kabyles sont - comme toutes les élites algériennes - dans l’expectative, espérant toujours le miracle d’une "ouverture" politique et/ou écono-mique octroyée par le pouvoir. Les élites (intellectuelles, techno-bureaucratiques ou "bourgeoises") sont trop dépendantes de l’Etat central dans la reproduction de leur position pour prendre facilement le risque de la rupture, même idéologique, et s’engager sur le terrain du militantisme berbère : chacun sait que la voie est périlleuse et l’issue incer-taine.

Autrement dit, on peut affirmer que le mouvement berbère n’a pas, pour l’heure, réussi à faire basculer significativement les élites kabyles sur le terrain de l’engagement, politique ou culturel, ber-bère. La revendication identitaire reste le fait des jeunes générations, de quelques intellectuels plutôt isolés et des couches populaires. C’est peut-être même là que l’on peut situer la principale faiblesse et limite du mouvement berbère : ne pas être parvenu à impliquer les "élites" dans son combat.

Les autorités algériennes ne s’y sont du reste jamais trompées : la (toute relative) modération et la prudence de la répression anti-berbère depuis 1980 s’expliquent d’abord par le fait que les autorités sont conscientes de l’ancrage populaire profond de la revendication, qui n’est donc pas limitée à des "élites" facilement isolables ; et il sait que toute répression brutale et massive pourrait induire :

 une situation difficilement contrôlable en Kabylie ;

 une déchirure peut-être irréversible dans le tissu na-tional et une radicalisation de la revendi-cation qui pourrait alors prendre les formes d’une lutte nationalitaire ;

 le passage de tout ou partie des fameuses "élites" ka-byles dans la "sédition"...

Il craint bien sûr aussi beaucoup les retombées pour son image de marque internationale.

On peut d’ailleurs aller plus loin. Globalement, les élites kabyles constituent, à l’heure actuelle, un frein à l’avancée de la revendication. C’est en s’appuyant sur elles que le pouvoir central a pu et peut encore contrôler la situation en Kabylie et mener ses opérations de mise au pas (répression), de séduc-tion et de manipulation. N’oublions pas que c’est dans ces mi-lieux que le pouvoir recrute systé-matiquement ce que l’opinion populaire appelle les "Kabyles de service". C’est dans le peu-plement kabyle de l’appareil d’Etat que le régime a puisé ses défenseurs et ses serviteurs les plus zélés et les plus efficaces : les arabisants les plus acharnés sont souvent des Kabyles ; quant aux organes de sécu-rité ("civils ou militaires"), chacun sait que leur ossature, et pendant longtemps leur tête, a été kabyle.

Ce qui dessine du reste une situation assez classique sous tous les cieux : partout les minorités ethniques développent par rapport à l’Etat central, d’une part un courant de dissidence, de l’autre un courant de collaboration, souvent à orientation répressive.

Dans l’état actuel des choses, les élites kabyles servent de butoir et d’amortisseur à la revendi-cation ; elles ont donc un rôle plutôt négatif. On est loin, on le voit, du "berbérisme" expression idéo-logique des élites kabyles. On en serait même tout à fait à l’opposé.

Naturellement, les choses peuvent changer et il y a là un enjeu politique de toute première im-portance en Algérie et l’avenir de la revendication berbère dépendra en grande partie de l’évolution de ces élites.

Cette analyse peut certainement être affinée ; on doit probablement opérer des distinctions en-tre les diverses compo-santes de ce que l’on a appelé globalement les "élites kabyles". Toutes n’ont pas le même rapport à l’Etat, toutes n’ont pas le même rapport à la Kabylie, à la berbérité. Les plus enracinées dans la région et dans la culture berbère sont certainement la "bourgeoisie" commerçante et entreprenante (ce qui confirme la pénétration des analyses de H. Roberts). Les plus extérieures : la haute technocratie et les intellectuels. Leur évolution a des chances d’être différenciée.

La haute techno-bureaucratie et la majorité des intellectuels d’origine kabyle sont les plus éloi-gnés du berbérisme. Ceci en termes de groupes et non d’individus, bien évidemment. L’idéal de so-ciété de la technocratie est totalement étranger à la culture berbère : il est incarné par l’Etat moderne industriel et scientifique, tourné vers l’Occident, avec la compétence technique pour étalon universel.

Quant aux intellectuels, nombreux et brillants (ils ont sou-vent atteint la notoriété internatio-nale), ce sont, à quelques exceptions près, des défenseurs de toutes les causes, sauf de la berbérité. Tendance, là encore, assez fréquente chez les intellectuels originaires de groupes minoritaires et do-minés. Les penseurs kabyles sont d’éminents savants, des économistes, des juristes, des sociologues, des islamologues de renom... jamais (ou presque) des intellectuels engagés dans un combat berbère. Eternels militants de la cause des Autres, c’est là une vieille affaire, une tradition séculaire des élites intellectuelles berbères... Depuis l’Antiquité latine, elles servent avec zèle et efficacité la/les culture(s) dominante(s) étrangère(s) du moment.

Que conclure, sinon que les élites kabyles ne constituent pas actuellement le terreau ni le mo-teur de la revendication ber-bère.

Les causes d’une illusion : éléments d’explication

Comment se fait-il que cette thèse d’une relation étroite entre "berbérisme" et élites kabyles soit si tenace et si ré-pandue alors que, nous venons de le voir, elle n’a aucune réa-lité sociologique ou politique ?

Il n’y a évidemment rien d’étonnant à ce que le discours offi-ciel (ou proche du pouvoir algérien) y ait recours dans son combat idéologique contre la berbérité. La thématique anti-berbère puise en permanence dans ce stock de poncifs : berbérisme = bourgeoisie ; berbérisme = élites intellectuelles francophones = élites anti-nationales = étranger ; berbérisme = manipulation néo-colonialiste, impérialiste, voire sioniste. On retrouvera tous ces qualificatifs qui fleurent bon l’anathème, la chasse aux sorcières et préparent la Cour de sûreté de l’Etat et les tribunaux d’exception, dans la presse algérienne, en 1963, en 1980, en 1985, en 1998... A chaque fois que la Kabylie "bouge". Tout cela est de bonne guerre. Mais on est en revanche plus surpris de constater la pérennité de ces idées chez les universitaires spécialistes du Maghreb.

J’essaierai donc, pour conclure cette mise au point, de formu-ler quelques éléments d’explica-tion. Les causes sont multiples et de nature diverse. J’ai évoqué précédemment l’obstacle quasi insur-montable pour l’observateur extérieur qu’il y a à connaître et à cerner une réalité et une action large-ment sou-terraine, parallèle, menée hors des cadres légaux et institu-tionnels. Or les sociologues et politologues du Maghreb sont de manière générale très dépendants des sources d’information institu-tionnelles. Mais cette donnée technique n’explique pas tout. On peut aussi repérer des distorsions dans l’approche et l’analyse.

L’observateur extérieur est, presque toujours, en contact avec la Kabylie par l’intermédiaire de ses élites, à Alger ou à l’étranger : universitaires, cadres... essentiellement franco-phones et souvent issus des familles en vue de la région. Ce microcosme particulier est plaqué sur la Kabylie et forme alors écran et filtre déformant. L’erreur consiste à croire a priori que ces élites kabyles sont représen-tatives et porteuses des courants d’idées qui traversent la Kabylie.

Le glissement est d’autant plus fréquent que l’observateur confond souvent "kabylité" et "berbé-risme". Les Kabyles, quelle que soit leur appartenance sociale, affirment et affichent ai-sément leur origine kabyle par l’emploi emblématique de la langue, certaines références et certains traits de com-porte-ment. Ce sentiment de fierté régionale - souvent une nostalgie - est une chose très répandue dans toutes les couches de la population kabyle. Tel haut responsable de l’Etat, tel universitaire réputé (et profondément francisé) n’hésiteront pas à se poser comme Kabyles dans certaines circonstances et à se prévaloir des "qualités intrinsèques" du Kabyle (par opposition à l’"Arabe"). Les salons algérois et parisiens résonnent de ce genre de déclarations faciles et inconséquentes. On a même vu de très hauts responsables des services de sécurité, ayant pendant des années participé à la répression anti-berbère, se prévaloir de leur "kabylité"...

C’est dire qu’il ne faut pas prendre des vessies pour des lanternes ! Et qu’il faut soigneusement distinguer sentiment d’appartenance, d’attachement à une région particulière et en-gagement (politique ou culturel) en faveur des éléments qui fondent cette spécificité, autrement dit : la reconnaissance institutionnelle de l’identité berbère en Algérie.

En France, les Corses ont toujours été fortement représentés dans la police et les Occitans dans l’appareil d’Etat français. Ces provinciaux sont souvent restés très attachés à leur ter-roir, où ils allaient et vont encore généralement prendre leur retraite et mourir. Ils ont pourtant été les agents les plus efficaces de la francisation de leurs régions. Aimer le fromage corse ne fait pas du fonctionnaire corse un indépendantiste ou un autonomiste, ni même un militant de la culture corse. C’est pourtant ce genre de sociologie politique qui a souvent cours quand il s’agit des Berbères...

Un raccourci similaire est à l’origine de la thèse, fort ancienne, d’une connexion intime entre berbérisme et francophonie, voire francophilie, thème préféré de la propagande officielle algérienne. Un syllogisme analogue sous-tend le raisonnement :

1. Les élites kabyles sont majoritairement francophones

2. Les élites kabyles sont porteuses du "berbérisme"

3. Derrière le berbérisme se cache donc la francophonie.

Le moment 2 étant radicalement erroné, c’est l’ensemble de la construction qui s’effondre. Le fait que la plupart des anima-teurs et figures de proue du mouvement berbère soient effecti-vement de formation francophone ne change évidemment rien à l’affaire : c’était aussi le cas de l’immense majo-rité de l’encadrement nationaliste algérien, avant et après 1954. La prédominance du français dans la vie intellectuelle et poli-tique algérienne est une vieille affaire qui dure toujours. Elle n’est caractéris-tique ni des élites kabyles, ni de l’encadrement du "berbérisme".

On serait mal venu de le reprocher aux Berbères, ou d’y voir un indice spécifique de francophi-lie, quand toutes les grandes figures du nationalisme algérien et de l’intelligentsia maghrébine l’ont fait et continuent de le faire. Ce qui serait neutre et non significatif pour Lacheraf, Taleb, Kaddache, Harbi... El-Moudjahid, Algérie Actualité (la presse nationale en langue française a encore des tira-ges très supérieurs à celle de langue arabe)... deviendrait-il équivoque seulement pour les Berbères ?


Revenons à la "mécanique déterministe" car, au fond, il y a là un problème théorique essentiel. Ce qui doit être absolu-ment rejeté dans cette "sociologie du berbérisme" dont j’ai tenté de montrer l’inconsistance, c’est la forme du passage entre le sociologique et le politique. Le politique et l’idéolo-gique ne sont pas reconnus comme objets autonomes de connaissance qu’il convient d’abord d’étudier en eux-mêmes, avant de chercher à les mettre en relation avec le sociologique et l’économique. Le politique et l’idéologique ne sont considérés que comme manifestations, comme symptômes de ni-veaux plus profonds ("des instances déterminantes") auxquels on les réduit. On se permet alors une impasse assez extraordinaire et le tour de force d’expliquer le politique sans même l’avoir identifié !

0n n’explique pas le politique en le réduisant au sociologique ou à l’économique. Les données sociologiques, économiques, constituent sans doute des conditions de possibilité, des facteurs favori-sants des phénomènes idéologiques et politiques. Elles n’en sont ni l’essence, ni nécessairement et directement le moteur princi-pal.

Ces approches que j’ai critiquées permettent, peut-être, de décrire correctement la structure so-ciologique de la Kabylie et des populations kabyles ; elles ne permettent certainement pas de com-prendre le phénomène idéologique et politique qu’est le "berbérisme".

En tant que tel, il renvoie avant tout à une image de soi qui s’appuie sur une conscience histori-que, une tradition cultu-relle et une réalité linguistique propres à un groupe ethno-linguistique.

Et cette conscience est d’abord l’apanage du peuple, des couches qui vivent effectivement cette langue et cette culture et non celui des "élites" qui, depuis le début de l’histoire berbère, ont tendance à se comporter en transfuges culturels.

On aura compris que je ne suis pas de ceux qui considèrent que saint Augustin était un Berbère.