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"Une nouvelle accumulation appellera de nouvelles revendications"
Entretien avec Abdellah Bounfour
mardi 18 juin 2024, par
Abdellah Bounfour est professeur émérite des Universités. Il est spécialiste de la littérature berbère et des littératures du Nord de l’Afrique. Il a exercé plus de vingt ans à l’Inalco où il a enseigné la littérature berbère ; il y a dirigé le laboratoire de recherche "Langues et cultures du Nord de l’Afrique et Diasporas" (Lacnad) entre 2010 et 2013. Il est membre du comité de rédaction de l’Encyclopédie berbère depuis 2002. Il a été membre élu du Comité National des Universités (CNU) pendant deux mandats avant sa retraite.
Il a publié une quinzaine d’ouvrages (notamment deux recueils de poésie, Atlassiques et Subjections d’Isha [1]) et une centaine d’articles. Si ses écrits sur la littérature berbère restent des références, Abdellah Bounfour est également connu pour ses analyses pointues et pertinentes sur la question amazighe. Et c’est, à juste titre, pour comprendre la situation de la question amazighe dans la partie occidentale de Tamazgha que nous l’avons sollicité pour cet entretien et nous le remercions d’avoir eu l’amabilité de répondre à nos questions.
Tamazgha.fr : Trente ans après les évènements connus sous le nom "Affaire Tilelli", survenus suite la participation de militants de l’association Tilelli au défilé du 1er Mai à Imteghren (Rachidia), le 1er mai 1994, et qui ont vu sept militants – dont quatre enseignants militants de Tilelli – arrêtés puis condamnés par les autorités marocaines, quel regard portez-vous sur ces évènements et sur la question amazighe à Tamazgha occidentale ?
Abdellah Bounfour : Depuis l’affaire Tilelli à nos jours où en est la revendication amazighe au Maroc, dénomination officielle, ou en Tamazgha Occidentale comme vous dites ? Vous le savez, comme moi, il est indéniable qu’il y a des réalisations incontestables :
- L’amazighe qui était cantonné dans les régions amazighophones et dans la sphère privée dans les régions et les cités arabisées est aujourd’hui parlé partout dans l’espace public. Dans toutes les villes que j’ai traversées récemment j’ai constaté des conversations en amazighe dans la rue, dans les cafés, dans le train, etc. Une ville comme Marrakech était berbérophone à plus de 70% au début du XXe siècle, je n’y entendais que de l’arabe marocain sauf chez moi ou chez certains amis de la famille. Les enfants de mon âge, dont les parents parlaient l’amazighe, étaient totalement arabisés. Je dirai qu’il y a même une joie, une liberté palpable chez ces locuteurs. C’est plus visible chez les jeunes filles et les femmes adultes. On s’est libéré d’un refoulé lourd.
- La création d’institutions dédiées à l’amazighe est un fait même si ce n’est pas très événementiel.
- Une dynamique de la création littéraire et artistique (cinéma, théâtre, prix officiels, etc.) est en cours. Aux populations de s’en saisir.
- Le plus important, à mes yeux, c’est de sortir de la schizophrénie identitaire et, donc, de retrouver sa dignité en habitant à tout moment et en tout lieu sa langue et son identité profonde. Aujourd’hui, le Maroc n’est plus un pays exclusivement arabe : officiellement, c’est-à-dire constitutionnellement, il est multiethnique et multiculturel.
On assiste, et ce depuis plus d’une décennie, à un recul du Mouvement amazigh dans cette région de Tamazgha. Le Mouvement est comme pacifié et sa composante largement intégrée par les institutions de l’État marocain. Pensez-vous qu’il puisse y avoir un sursaut et une prise de conscience à même de sortir de cette léthargie et redonner au Mouvement amazigh les moyens de reconstituer et remobiliser ses forces afin qu’il reprenne la vigueur qu’il n’aurait jamais dû perdre et mener la lutte pour l’Amazighité (Timmuzɣa) ?
Je ne pense pas que le terme "léthargie" convienne à la situation marocaine pour plusieurs raisons.
La première est celle du temps long. Il ne faut pas oublier deux faits historiques qui ont un poids lourd :
- Ce qu’on appelle aujourd’hui le Makhzen sur un ton polémique est une institution étatique centralisatrice dont les contours sont saadiens, c’est-à-dire du XVIe siècle, juste après trois empires dominés par des dynasties amazighes (Almoravides, Almohades, Mérinides). Les Imazighen du Maroc héritent cette lourde et profonde histoire.
- La colonisation franco-espagnole n’a pas pu rompre cette histoire. Au contraire, elle l’a consolidée par ce qu’on a appelé "la politique berbère de la France" cristallisée dans le fameux "dahir" qualifié de "berbère" par les nationalistes marocains. Ce qui montre qu’il n’y a pas eu de rupture opérée par la colonisation c’est la continuation de la lutte des Berbères, les armes à la main, contre la France et l’Espagne des années après la signature du protectorat. La dernière grande bataille entre les troupes françaises et les combattants des tribus berbères a eu lieu en 1936, soit 24 ans après la signature du protectorat en 1912, 20 ans avant l’indépendance. Soit à peine une génération. Selon Ibn Khaldoun il faut trois générations pour qu’une rupture fasse effet. C’est pourquoi la présence franco-espagnole au Maroc apparaît comme une parenthèse vite refermée. Comme toujours dans l’histoire de ce pays, il revient aux autochtones d’opérer la rupture que l’étranger n’a pas pu ou su faire. Tel fut le cas très lointain de la conquête arabe de l’Afrique du Nord : une parenthèse vite refermée suivie d’une rupture culturelle (islamisation) opérée par les Berbères eux-mêmes. L’adoption du kharijisme n’est pas un hasard et je regrette qu’il n’y ait aucune étude, à ma connaissance, sur ce phénomène à nos jours.
- Ces deux faits sont essentiels à prendre en compte dans toute analyse de la situation marocaine : la centralisation étatique séculaire et le refus de toute rupture dans cette sécularité quand elle se veut étrangère. Ce n’est pas un hasard si le Maroc s’est installé confortablement dans un malikisme mâtiné d’achɛarisme [2] qu’il s’est fabriqué sur mesure.
C’est pourquoi, pour ma part, il n’y a pas de léthargie mais une situation très complexe et non maitrisée par les élites amazighes les plus exigeantes. La reconnaissance officielle de l’amazighe a été vécue, elle l’est encore, comme une réalisation incroyable : ce qui se vivait comme impossible devient non seulement possible mais réalité (je ne dis pas réel). Il faut digérer cette réalité. En psychanalyse, on dira qu’il faut donner le temps au processus de symbolisation pour qu’il opère. La boulimie culturelle des diverses individualités et des associations cristallise ce processus qui a, bien sûr, ses fossoyeurs en interne ; ils sont légion. Bref, il faut une nouvelle accumulation pour qu’apparaissent de nouvelles revendications. Marx nous a appris ce qu’est l’accumulation du capital. Eh bien, il ne faut pas jeter aux orties les bonnes idées comme celle-ci.
Contrairement aux apparences, je ne suis pas pessimiste même si on a envie que cela aille un peu plus vite. Un indice personnel : la berbérité de ma génération était stigmatisée ; aujourd’hui malheur à qui ose le faire.
Pourriez-vous nous en dire plus sur cette adoption du kharidjisme que vous dites qu’elle n’est pas un hasard ?
Question complexe, mais je vous donne une réponse inspirée de deux faits historiques : celui de l’ibadisme et celui des Berɣwaṭa.
L’organisation socio-politique de ces deux communautés est gouvernée par un égalitarisme intransigeant et un sens scrupuleux de la justice et de la maîtrise de soi, voire d’un ascétisme exigeant. Toutes ces valeurs découlent de la rencontre des Berbères et de l’élaboration de la doctrine kharijite dont le principe politique fondamental est proclamé partout : l’imam, c’est-à-dire le dirigeant théologico-politique, peut être n’importe qui – sans considération de couleur ni de généalogie, etc. – à condition qu’il craigne Dieu (taqwâ) dans la gestion des affaires des musulmans [3].
A cela il faut ajouter deux éléments corollaires du précédent :
- Le pillage et l’esclavage pratiqués par les gouverneurs omeyyades et abbassides lors de la conquête de l’Afrique du Nord.
- La volonté des populations autochtones de garder leur indépendance vis-à-vis d’un empire en construction.
Aujourd’hui, c’est l’ensemble du monde amazigh qui va mal avec certaines régions qui souffrent particulièrement ; je pense à l’Azawad, la Kabylie et le Rif. Que pensez-vous de cette situation et comment voyez-vous l’avenir des Amazighs ?
Ce que je viens de formuler avec autant de précision possible présuppose qu’une analyse politique de la situation des Imazighen aujourd’hui doit tenir compte du fait de l’État national et, par conséquent, de la politique de cet État à l’égard des Imazighen et de la nature de l’écologie des communautés amazighes concernées.
Vous venez de nommer trois communautés : une, fait partie de l’État national algérien ; une, de l’État national marocain et la troisième de l’État national malien. Cette première contrainte, dont doit tenir compte toute réflexion pertinente, impose de s’interroger sur le contenu du terme "national", notamment dans les deux premiers cas, des moyens que ces deux États se donnent pour réaliser ce contenu. Un exemple classique peut illustrer ce point. On sait que le nationalisme marocain et algérien d’où sont issus les États nationaux, je dis bien "nationaux" et non "États" simplement, étaient d’accord pour dire qu’il s’agit d’États arabo-musulmans. C’est inscrit dans leurs constitutions. Par conséquent, il fallait organiser une politique d’éradication de tout ce qui n’est pas ce contenu. L’école, entre autres, fut un moyen massif pour ce faire dans les deux pays. Mais avec des nuances non négligeables : en Algérie c’est à marche forcée d’où les craquements et la violence ; au Maroc c’est à marche forcée sous la gouvernance nationaliste avec, là aussi, des craquements (révolte du Tafilalt de Ɛeddi u Bihi) ; puis un répit lorsque la monarchie a pris les choses en main.
Le second présupposé de ma réflexion précédente consiste à tenir compte de la segmentation du peuple amazigh. Tout le monde connait cette segmentation mais elle disparait dans les analyses et fait place à des fantasmes.
On connait l’origine de ces fantasmes : la science linguistique. Confondre ce que la linguistique berbère appelle l’unité de la langue amazighe avec l’unité des populations amazighes est une ineptie, voire une confusion dangereuse. Lorsque le linguiste ignore le fait étatique dans ses descriptions, il sait pourquoi il le fait, du moins je l’espère, car ce qui vient à sa place c’est le concept de "communauté linguistique". On sait que cette communauté peut être à cheval sur plusieurs États. Le touareg en est l’exemple éclatant. Autrement dit, rabattre la politique sur le modèle de la science linguistique c’est un défaut de méthode préjudiciable aux deux domaines et à la pertinence de l’analyste. Il faut affirmer l’autonomie des deux types d’analyse. Ce qui les appareille en linguistique ce sont les différentes branches de la sociolinguistique.
De plus cette communauté a une histoire spécifique, locale ; une histoire qui a une dimension interne et une dimension externe. Vous avez interviewé récemment mon collègue et ami Salem Chaker sur la Kabylie et il vous a répondu à peu près ceci : la Kabylie ne pourra vivre démocratiquement si son environnement n’est pas démocratique. Parole sage, comme toujours !
Bref, les situations des trois régions que vous citez ne sont pas identiques. Si je tente de caractériser à très grands traits l’histoire de chacune je dirai ceci : la Kabylie est "la rebelle depuis l’Antiquité à nos jours", le Rif a eu une tradition étatique documentée [À ses débuts Nakkur fut, semble-t-il, un fief cédé aux Banû Ṣâliḥ en 91 H / 709 par le calife omeyyade de Damas al-Walîd b. Ɛabd al-Malik (705-715)], mais sa revendication la plus active aujourd’hui est un effet de la colonisation que cristallise la figure emblématique de Ɛabd al-Karîm ; l’Azawad est aussi un effet de la colonisation et du tracé des frontières coloniales. Ces différences jouent pour caractériser la profondeur de la conscience identitaire. J’évite d’évoquer la segmentarité de la société car cela nous emmènera trop loin de l’urgence du présent dont vous êtes porteur. Et c’est tout à votre honneur.
Une analyse globale du monde amazigh (ou Tamazɣa) ou une comparaison ne peut, hélas ou heureusement (c’est selon), espérer une quelconque pertinence sans des analyses locales. Al-Muxṭâr al-Sûsî disait cela de l’histoire : on ne peut écrire l’histoire nationale du Maroc, écrit-il, avant d’avoir écrit l’histoire des régions qui le composent. D’où sa monumentale encyclopédie historique sur les Sûs intitulée al-Maɛsûl (20 volumes).
Comment voyez-vous le cas libyen ?
Vous savez bien que j’ignore presque tout du cas libyen actuel. J’en connais ce que vous m’en dites, ce que vous écrivez et ce que je lis ailleurs. Certes, j’ai eu accès à la documentation du mouvement. Mais je ne peux pas prétendre à une expertise dans ce domaine.
Je veux juste noter que les Imazighen libyens insistent sur trois points comme conditions constitutionnelles à l’unité nationale :
- L’autonomie de gestion de leur région ;
- La reconnaissance et l’enseignement de leur langue ;
- Le respect et l’officialisation de leur religion musulmane ibadite.
Voilà des gens qui savent ce qu’ils veulent ; il reste à ce qu’il soit traduit dans les faits. Voyez-vous :
- La première condition, n’était-elle pas inscrite dans les revendications kabyles ?
- La seconde aussi : qu’en est-il ?
- La troisième est spécifique aux Libyens, mais sûrement que les Jerbiens et les Mozabites la feront leur s’ils étaient consultés.
Ce cas, encore en gestation, montre bien ce qui est spécifique à une communauté et ce qui est commun avec d’autres. De plus, il montre les effets de l’État central fort : l’éradication du kharijisme et du chiisme au Maɣrib al-aqṣâ et du Maɣrib al-awsaṭ par les Almoravides et sa survie dans les espaces que cet État n’a pu conquérir, c’est-à-dire ses marges comme dirait Ibn Khaldoun.
Propos recueillis par
Masin Ferkal.
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– Tour d’horizon sur la question amazighe
– La situation du berbère au Maroc
[1] Abdellah Bounfour, Atlassiques, Rabat, Stouky, 1980, p. 95.
Abdellah Bounfour, Subjections d’Isha, Rabat, Marsam, 2010, p. 88.
[2] Cf. Henri Laoust, Les schismes en islam, Payot, Paris, 1983, p. 177-179.
[3] Cf. Henri Laoust, Les schismes en islam, Payot, Paris, 1983, p. 36-47.
Messages
1. "Une nouvelle accumulation appellera de nouvelles revendications", 21 juin 2024, 08:15, par HAKIM BELKADI
Bravo !
J’admire ce tu apporte à notre culture.